La démocratie : une religion de la quantité

mis en ligne le 15 avril 2010
Ma connaissance des classiques de l’anarchisme est surtout pleine de lacunes, plus fromage suisse que banque suisse. C’est la raison pour laquelle j’ignore si la critique anarchiste de la démocratie a suffisamment insisté sur une cause de l’échec démocratique, saisie dès 1900 par Georg Simmel, dans le livre que je ne me lasse pas de recommander, Philosophie de l’argent (PUF). Commençons en douceur par deux observations sur l’arithmétisation de la vie par l’argent.
« La nature calculatrice de l’argent a introduit dans les rapports entre les éléments de la vie une précision et une sûreté dans la détermination des égalités et des inégalités, une non-ambiguïté dans les engagements et les accords, comparables à ce qu’apporte dans le domaine extérieur la généralisation des montres de poche. La détermination du temps abstrait par les montres comme celle de la valeur abstraite par l’argent fournissent un schéma de divisions et de mesures extrêmement fines et sûres : ce dernier absorbant en soi les contenus de la vie, leur prête, du moins pour leur traitement pratico-extérieur, une transparence, une calculabilité inaccessibles autrement » (p. 568).
En d’autres termes : « C’est l’économie monétaire qui est venue introduire dans la vie pratique (et qui sait, peut-être aussi dans la théorie) l’idéal de l’expression chiffrée. De ce point de vue-là aussi, le monétaire se présente comme l’intensification et la sublimation pures et simples de l’économique. À propos des transactions entre le peuple anglais et ses souverains, par lesquelles, spécialement au xiiie et au XIVe siècles, le premier a racheté au second toutes sortes de droits et de libertés, cette remarque d’un historien : La chose a permis de trancher dans la pratique des problèmes difficiles, insolubles en théorie. Le roi possède des droits, en tant que seigneur de son peuple, le peuple possède des droits, étant composé des hommes libres et des ordres du royaume, personnifié par le roi. La vérification des droits d’un chacun, extrêmement difficile dans le principe, devint facile dans la pratique dès qu’elle fut ramenée à une question d’achat et de vente » (p. 567).
Voilà qui éclaire d’un jour à la fois savoureux et triste l’histoire anglaise, mais quel rapport avec la démocratie ? Le voici : « Et en effet, avec son intuition, la langue entend par un homme "qui calcule" tout simplement quelqu’un qui calcule égoïstement. Ce trait psychologique de notre époque contrastant de façon si catégorique avec la nature affective, plus impulsive et ouverte sur la totalité d’époques antérieures, me semble être en étroite liaison causale avec l’économie monétaire. Celle-ci crée par elle-même la nécessité de procéder quotidiennement à des opérations mathématiques. La vie de beaucoup d’hommes est entièrement occupée à ces activités qui consistent à déterminer, peser, calculer, réduire des valeurs qualitatives en quantitatives. La pénétration de l’estimation monétaire devait introduire une bien plus grande précision et délimitation dans les contenus de la vie, elle qui nous a appris à déterminer et à spécifier toute valeur au pfennig près.
Dans le conseil de la tribu des Iroquois, dans les cortès aragonaises jusqu’au milieu du XVIe siècle, dans la diète polonaise et d’autres communautés encore, la mise en minorité n’existait pas ; toute décision ne faisant pas l’unanimité était sans valeur. Le principe que la minorité doit s’incliner signifie que la valeur absolue ou qualitative de la voix individuelle est réduite à celle d’une unité purement quantitative. Le nivellement démocratique est le corrélat ou le postulat de ce processus calculateur dans lequel un nombre arithmétique plus ou moins grand d’unités demeurant anonymes exprime la réalité interne d’un groupe et dirige sa réalité externe » (p. 566).
Réduction des valeurs qualitatives en valeurs quantitatives… Comment mieux dire qu’on réduit des personnes à des nombres, et que rien ne se prête mieux à la manipulation que les nombres ?
Que sont donc les ouvriers de chez Continental ou Sodimatex, les (immonde acronyme) SDF, que sont partout les salariés et les chômeurs, sinon des « unités demeurant anonymes » ?