Un jeudi à la Stasi

mis en ligne le 29 avril 2010
Berlin. Ses SDF, ses mendiants, ses demandes de pourboire… L’économie allemande a du plomb dans l’aile. Mais il fut un temps où le plomb, on le recevait parfois dans la nuque. De ces temps révolus reste un musée étonnant. Celui que des volontaires ont établi dans le « Bâtiment n° 1 » du très vaste complexe (Ruschestrasse 103, 10365 Berlin) qu’occupait la tristement célèbre Stasi, les RG, DST et DGSE de l’ex-Allemagne de l’Est. On se souvient que l’effondrement de la RDA fut d’une extrême rapidité ; les sbires de la Stasi n’eurent pas le temps de se rendre compte qu’ils allaient partir au chômage, et donc pas celui de brûler leurs archives. Notons qu’on n’a pas retrouvé une large part de son budget de 6 milliards de marks, ce qui tendrait à prouver, au contraire, que certains des stasistes se rendirent très bien compte de ce qui allait se passer.
Le musée est étonnant en ceci qu’on a eu l’intelligence de laisser les choses, en gros, en l’état. Le bâtiment ressemble à… mettons un lycée professionnel des années cinquante. À l’intérieur, la décoration, très minimale, évoque un dispensaire. Des mêmes années.
À l’entrée, un panier à salade de la Stasi. Il n’y a jamais eu de paniers à salade confortables, mais ceux de la Stasi battent les records d’exiguïté ; les prisonniers étaient à l’évidence obligés de rester en chien de fusil dans les boîtes sans fenêtre de l’intérieur. Passons sur les gadgets de surveillance ; boutons d’imperméable équipés d’un mini-appareil photo, micros capables d’intercepter des conversations à cent mètres, fausses pierres équipées de vraies caméras. Passons, un peu moins lentement, sur « la tradition », les objets honorifiques de ce groupe humain : panneaux de marqueterie où l’écusson du KGB et celui de la Stasi se dressent côte à côte, trophées de compétitions sportives où le drapeau rouge est une élégante feuille de plastique, verres à bière décorés de décalcomanies reprenant l’écusson de la Stasi, tapisseries brodées de reproductions de la place Rouge, statuettes de Félix Djerzinsky, le créateur de la Tchéka (tous les stasistes se qualifiaient avec fierté de « tchékistes »), sans oublier une vaste peinture à l’huile (peinte, cela ne s’invente pas, par le professeur Frankenstein) représentant les virils gardiens du mur antifasciste. Oui, le nom officiel du Mur de Berlin était « le Mur AntiFasciste », majuscules incluses. Le culot n’est pas une vertu politique, c’est une obligation politique.
Passons encore sur les courageuses manifestations qui firent la conquête des 49 bâtiments du complexe de 8 hectares du GQG de la Stasi, car on sait maintenant que des membres mêmes de la Stasi se firent passer pour des manifestants, afin de diriger la colère du peuple vers les bâtiments les moins… sensibles.
Ne passons pas sur les deux points essentiels du musée : une cellule, d’abord. Il n’y en avait pas dans le bâtiment 1, occupé par Mielke, le ministre pour la Sécurité de l’État (StaatsSicherheit) ; on en a donc transféré une, sordide et solide, comme toutes les prisons. Avec cette cruelle pinaillerie : le lit est maintenu relevé contre le mur. Empêchant qu’on le rabaisse de l’intérieur, une tige de fer est bloquée, à l’extérieur évidemment, par un cadenas. Un strapontin de fer, de la surface d’une assiette à soupe, permet de « s’asseoir » à côté du grillage de la porte.
Les bureaux du ministre, ensuite. En 1983, lors d’une journée à Berlin-Est, j’avais été sidéré par l’état des façades : dans la capitale du plus riche des États communistes, on voyait encore, partout, les impacts des balles de 1945 ! Ces bureaux font le même effet. Ils étaient le lieu de travail de l’un des hommes les plus puissants de la planète ; mais un notaire de province dispose d’une étude plus confortable. Les téléphones, les coffres-forts, les armoires de menuiserie impeccablement vernies, les lustres représentaient la pointe, l’avant-garde de la modernité de 1952. Pas un gramme d’ailleurs de décoration personnelle : on est bien chez des flics. Pourtant, curieusement, dans le vestiaire attenant à la salle de réunion, quatre grands miroirs. Alors que les photographies de l’état-major de la Stasi nous montrent ces hiérarques mal fagotés typiques des dictatures communistes.
Or ces gens-là lisaient la presse occidentale, voyaient les publicités occidentales, pouvaient acheter des marchandises occidentales dans leurs magasins réservés. N’imaginons pas une austérité volontaire, voyons tout simplement un régime tellement inefficace que même la mafia qui le dirige n’a pas assez à voler pour vivre aussi bien qu’un banquier.
Terminons par quelques chiffres stupéfiants. Sur 17 millions d’habitants en 1989, il faut se souvenir que 3 millions de personnes partirent en Allemagne de l’Ouest avant la construction du Mur en 1961. Et il faut compter 90 000 membres de la Stasi ! Rapporté à la population française de 63 millions d’habitants, cela donnerait, en gros, 300 000 membres des RG et de la DST.
Membres à plein-temps… parce que la Stasi disposait de 175 000 correspondants, ce qui nous donnerait pas loin de 500 000 indics pour la France. Oh… on les trouverait !