La tyrannie technologique et le pâté d’alouette

mis en ligne le 5 novembre 2009
« Le principe des illusions philosophiques est cette espèce de transport, quelquefois passager, souvent durable et opiniâtre, qui suit l’aperception subite d’une haute vérité, ou de rapports imprévus. Cette maladie mentale, particulière aux esprits contemplatifs, n’a point été signalée par les psychologues, peut-être parce qu’en étant atteints la plupart, ils ne pouvaient la reconnaître. » 1
Dans la mouvance libertaire, les opposants les plus farouches à la science, aux techniques et/ou aux technologies s’accordent, dans les conférences et débats qu’ils donnent et animent, comme celui du samedi 16 mai 2009 à la bibliothèque La Rue dans le quartier de Montmartre à Paris – qui a inspiré la rédaction de ce texte –, sur un socle argumentaire minimal réunissant essentiellement les deux assertions accusatrices suivantes : d’une part, « un objet technologique contient, ou porte, des valeurs », ou son équivalent, « un objet technologique n’est pas neutre » ; d’autre part, « on ne distingue plus la science, ou le savoir, du savoir-faire », ou un équivalent, « la science devient faire ». En outre, la révolte des luddites en Angleterre et des canuts en France, apparaissent à leurs yeux comme des événements historiques symboliques du « passage de la technique à la technologie », aussi « fondateurs » que les événements de 1848 ou de la Commune de Paris. Pour le pâté d’alouette et de cheval qui écrit ces lignes, « composé à 95 % de chimiste et 5 % d’anarchiste » 2, écouter ce discours dans un lieu aussi sympathique que cette jolie bibliothèque anarchiste de Montmartre 3, suscite incompréhension et inquiétude. Incompréhension car cette description dénonciatrice de la recherche scientifique en des termes culpabilisants (et même parfois presque criminalisants) ne correspond pas à mon expérience quotidienne. Inquiétude car, entre Louise Michel, pour ne citer qu’elle et parce que le lieu s’y prête, pour qui « l’humanité de demain, élevée avec des mappemondes, des télescopes, des microscopes, pourra remplacer les croix, chez qui le mysticisme endormeur aura évolué en amour de l’inconnu, des arts, des découvertes, fera la légende future » 4, et les crédules émules d’Ellul, pour qui « il ne peut pas y avoir de technologies libertaires dans une société industrielle capitaliste », je n’entrevois aucun compromis possible. L’anarchisme serait-il malade à ce point de son idéologie ? Ces manifestations confirmeraient-elles les symptômes d’une épidémie de cette vérole illichienne que Marc Prévôtel diagnostiquait déjà, dans un autre contexte, il y a trente an 5 ?

Technologie et valeur
L’éthique vise à prescrire des règles de conduite permettant à un individu et au sous-groupe dans lequel il s’inclut, de conserver et maintenir leur structure biologique et sociale. La production et l’expression de ses valeurs nécessitent donc un cortex associatif interagissant avec d’autres cortex associatifs.
Par conséquent, un objet technologique, jusqu’à preuve du contraire dépourvu de système nerveux, de système limbique et de cortex associatif, ne contient pas ni ne porte de valeurs. Il possède des propriétés (physiques, chimiques, etc.), que tout un chacun peut constater, mesurer, sonder, caractériser, mais rien qui s’apparente objectivement à des valeurs. Quand vous coupez l’alimentation électrique de votre ordinateur, ou bien si vous passez vos nerfs dessus pour vous défouler, vous constatez qu’il ne lutte pas contre sa mise à l’arrêt ni sa destruction. Bien qu’il copie avantageusement des êtres humains dans un certain nombre de fonctions dites « intelligentes », comme la mémoire et le calcul, il se trouve démotivé en toutes circonstances, c’est-à-dire qu’il « se contente d’être », comme l’aurait souligné Laborit, qu’il ne cherche pas à « survivre » (puisqu’il ne « vit » pas), même en parfait état de fonctionnement. Prenons un autre exemple. Au cours de la discussion 6 qui a suivi l’intervention du co-auteur de La Tyrannie technologique cet après-midi-là, une participante nous a raconté l’histoire de ces Indiens qui avaient l’habitude d’exploiter des terres avec des outils rudimentaires, jusqu’à ce qu’une mission de jésuites ne débarque et leur enseigne l’utilisation de haches plus sophistiquées. Adoptant ce nouvel outil, les Indiens parvinrent à bout de leur labeur en bien moins de temps qu’auparavant et mirent à profit ce gain de temps pour se reposer. Les jésuites, considérant ce nouveau comportement comme immoral, les incitèrent à travailler plus, ce qui déboucha sur une plus grande production. Alors que la conclusion de cette anecdote tombait, je m’attendais bien sûr à ce que les anarchistes présents dans cette salle dénoncent l’attitude des jésuites… Eh bien non, on a surtout rigolé de l’inanité de la hache, à laquelle d’aucuns attribuaient la valeur « productivité ». Dommage que ces haches ne « portaient » pas « en elles » l’anticléricalisme, elles auraient pu servir à trancher du lard ! J’ai beau m’acharner à essayer de comprendre ce que veulent nous expliquer ces opposants à la science, aux techniques et/ou aux technologies, je n’y perçois que ce que le physicien statisticien Edwin Jaynes a désigné comme une « erreur de projection de l’esprit » 7 sur les objets et les êtres qui remplissent la réalité. Leurs énoncés, assénés comme des savoirs ou des constats, avec la crédibilité et l’aura que confère un titre universitaire de sociologie ou d’histoire, ne s’avèrent in fine que des déclarations de foi, subjectives, arbitraires, sentimentales et mystificatrices.

Savoir et faire
Au fil de son laïus, le conférencier en vient à déplorer que la science d’aujourd’hui ne se cantonne plus, comme celle du passé, à une « observation contemplative » de la nature, et reproche aux scientifiques (Maxwell, Hertz), de ne plus se contenter de la spéculation gratuite et sans prise directe sur le monde réel. Diantre ! Faudrait-il retourner dans l’Antiquité écouter les conneries d’Aristote ? Proudhon, dès les années 1840, avec son lyrisme inimitable, nous mettait déjà en garde : « Aussi voyez les livres des philosophes : grandes annonces, grandes prétentions, élans sublimes, discours magnifiques, style profond, air de mystère ; science nulle. Que de gens ont espéré voir jaillir des sociétés de maçons et rose-croix, des illuminés de Swedenborg et de Weishaupt, de la théosophie des de Bonald et des de Maistre, de l’expansion d’Azaïs, de la palingénésie de Ballanche, du panthéisme allemand, de l’éclectisme français, et tout récemment des inspirations saint-simoniennes, une lumière pure et ardente, qui embraserait la société et régénérerait le monde ! On voyait des fanatiques, la plupart de bonne foi, épris d’une idée fixe ou éblouis de l’aperception soudaine de quelques rapports généraux, et qui se hâtaient de crier : Accourez tous ; voici la clef du grand arcane, la nature n’a plus de voiles : et l’on avait la complaisance de les écouter et de les suivre. » 8
L’expérimentation reste le seul moyen connu de confronter les hypothèses à ce que François Sébastianoff désigne comme « l’épreuve de la réalité » 9. Elle permet de « construire des modèles plus conformes à la réalité qu’à nos désirs » 10, et d’accéder à l’objectivité des savoirs, c’est-à-dire faire en sorte que leur validité ne dépende pas du point de vue particulier du chercheur. Décidément, plus j’écoute ces militants et plus je me dis qu’adopter l’objectivité comme comportement est encore une de ces « idées neuves aux cheveux blancs », pour reprendre les mots de P. Dra.
Pour finir, j’aimerais rappeler, avec ferveur, que la haine éco-intégriste des scientifiques et des technologies repose sur une critique partiale occultant le capitalisme et l’État, notamment leurs fondements politiques judéo-chrétiens dans les sociétés européennes et américaines 11, et, accessoirement, l’épistémologie des sciences et des découvertes. Les luddites et les canuts n’étaient ni scientophobes ni technophobes. Ils luttaient pour sauvegarder leurs conditions de travail. Leur problème résidait dans la finalité globale de la société capitaliste et industrielle, à savoir produire moins cher plus de marchandises et les vendre pour accroître le capital des propriétaires des moyens de production et d’échange. Qu’on se le dise : pour un chercheur scientifique baignant dans le système de domination actuel, prétendument « technicien », « techno-libéral » ou « techno-sciento-libéral » ou que sais-je encore, trouver n’est pas inventer, inventer n’est pas exploiter, exploiter n’est pas nécessairement diffuser à grande échelle. Les chercheurs scientifiques, surtout les plus précaires, finiront tôt ou tard comme des « canuts en blouse blanche », si vous me permettez l’expression. Alors épargnons-leur les condamnations bien-pensantes, d’autant plus faciles (et stériles) qu’elles servent de cache-sexe à une impuissance passagère à abolir le capitalisme et toutes les formes de dominance.

Pâté d’alouette

1. Pierre-Joseph Proudhon, De la création de l’ordre dans l’humanité, tome premier, 1843.
2. piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/anarchimiste.pdf.
3. Avec de magnifiques portraits de Louise Michel et de belles affiches publiques de la Commune (signées Delescluze, Eudes, Varlin, etc.) décorant les murs.
4. Louise Michel, Aux portes de la mort, mai 1904. Je la cite d’après E. Boeglin, Anarchistes, francs-maçons et autres combattants de la liberté, 1998.
5. Marc Prévôtel, Cléricalisme moderne et mouvement ouvrier, 2008.
6. Puisque finalement il n’y a pas vraiment eu débat, tout le monde semblait à peu près d’accord, à quelques détails près.
7. Traduction approximative de « mind projection fallacy », dans E. T. Jaynes, Clearing up mysteries. The original goal, Maximum entropy and Bayesian methods, Ed. J. Skilling, Kluwer Acad. Pub., Dordrecht, 1989, page 7 : « Nous sommes tous animés par une tentation égocentrique de projeter nos pensées privées sur le monde réel, en supposant que les créations de notre propre imagination sont les propriétés réelles de la nature. » (Sous réserve de traduction correcte.)
8. Proudhon, op. cit.
9. François Sébastianoff, « Les règles générales de l’objectivité », Réfractions, n° 13, automne 2004.
10. Ibid.
11. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, suivi de Les Sectes protestantes et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, première édition 1964, deuxième édition corrigée 1967 ; Bakounine, Écrit contre Marx. Fragment formant une suite de L’Empire knouto-germanique, 1872, Les conflits dans l’Internationale, Éditions TOPS/H. Trinquier, 2003, notamment à partir de la page 197 ; Bakounine, Étatisme et anarchie, 1873, Éditions TOPS/H. Trinquier, 2007, notamment aux pages 256-257. Philippe Pelletier, dont L’Imposture écologiste gagnerait, par les temps qui courent, à être (re)lue, m’a rappelé à juste titre que « Weber raisonne sur le rapport éthique et pratique, sans systématiser une relation stricte entre capitalisme et protestantisme comme certains le prétendent trop souvent. Bakounine raisonne sur le rapport entre protestantisme et étatisme, donc un plan différent. Ils se complètent ».