Drame social et résistance ouvrière

mis en ligne le 29 octobre 2009
Après les terribles événements qui ont frappé les salariés de Télécom conduisant à une vague de suicides, 24 à ce jour depuis dix-huit mois, il est utile de considérer avec attention les réactions à la fois des sociologues du travail, des représentants syndicaux et politiques et de constater avec effarement la frilosité de leurs conclusions dans leur appréhension du système capitaliste et de son implacable logique d’exploitation salariale.
Dans le cadre d’interventions publiques à la radio et à la télévision, plusieurs sociologues nous déclarent qu’il existe bien un problème de gestion du personnel, résultat majeur d’une politique managériale visant à un surtravail forcé préjudiciable aux salariés mais s’empressent d’ajouter que la majorité des entreprises, heureusement, ne sont pas construites sur ce modèle unique ; d’autres s’attachent à mettre l’accent sur la nature psychique de la souffrance au travail, réduisant l’hyperproductivité imposée à un mal-être individuel ; certains plus inspirés pointent du doigt la question de la mise en concurrence des salariés entre eux, entraînant une incapacité à opposer une résistance concertée aux manœuvres des managers. Pour l’ensemble de ces chercheurs, le capitalisme mondialisé ne paraît pas frapper durablement les travailleurs et son système d’aliénation demeure un phénomène limité dans le temps et relativement exceptionnel.
Du côté du monde syndical, la confusion des propos est tout aussi confondante. Plusieurs responsables avouent leur impuissance devant cette vague de suicides et expriment leur désarroi devant l’impossibilité de définir une nouvelle stratégie de lutte sociale face aux dernières formes de souffrance inédite qui frappent la main-d’œuvre en général. Bernard Thibault se contente d’expliquer sommairement qu’il existe bien une financiarisation des entreprises préjudiciable aux travailleurs et demande impérativement que l’État assure ses responsabilités en tant qu’actionnaire de France Télécom. François Chérèque, de son côté, constate que « le passage à l’acte révèle un malaise interne à l’entreprise préoccupant ». Seuls les délégués régionaux de SUD font exception, au cœur de ces déclarations lénifiantes, en stigmatisant avec une émotion non feinte le cynisme et la brutalité des méthodes des managers sur leur camarades, générant une dégradation irréversible du salarié et de sa dignité d’être humain. Comble de l’hypocrisie, le bureau de la CGT appelle solennellement à manifester « pour un travail décent » pour répondre au mot d’ordre des syndicats européens !
Pour leur part, les dirigeants politiques de gauche se satisfont de conclusions très générales sur la fragilité individuelle, révélant chez le travailleur une difficulté à s’adapter aux nouveaux rythmes productifs. Benoît Hamon, porte-parole du PS, en vient à réclamer très sérieusement la mise en place « d’un observatoire du suicide » afin de venir en aide aux agents et employés en état de dépression avancée.
Face à ce genre de démonstrations d’une platitude extrême, l’important est de définir une autre pensée scientifique et une réflexion politique reposant sur une capacité de résistance anticapitaliste véritable. La recherche sociologique ne doit pas se satisfaire d’une démarche frileuse et conventionnelle, se refusant d’aborder d’une manière synthétique l’évolution du capitalisme et sa logique d’oppression qui triomphe actuellement. Se cachant derrière le mythe abstrait de l’objectivité scientifique, largement prédéterminés par la toute puissance du néolibéralisme forcément moderne et incontournable, les chercheurs renoncent à toute espèce de controverses doctrinales sur le sens de l’organisation du travail placée entre les mains du pouvoir patronal omnipotent et se refusent à tirer les conséquences politiques et sociales essentielles pour venir servir le mouvement ouvrier dans sa quête d’émancipation. Il est clair que les prises de position, les débats contradictoires concernant la vie dans l’entreprise doivent impérativement s’imposer, qu’une réflexion dialectique vivante et non pas aseptisée et désincarnée vienne servir le mouvement ouvrier et syndical dans sa compréhension des formes de travail au cœur du système entrepreneurial. La sociologie officielle de l’université reste globalement en retrait de ce type de préoccupations, se contentant d’étudier des questions limitées dans le temps d’une manière statique, étudiant des groupements humains spécifiques, approchant en surface le sens général de l’évolution de tout système socio-économique directement inspiré d’un ultralibéralisme dominateur et barbare. La sociologie doit au contraire se trouver en relation étroite avec les classes sociales et le mouvement des travailleurs. Il est important que les chercheurs par leurs enquêtes et leur savoir ne restent pas silencieux et inactifs, qu’ils s’engagent à porter au dehors leurs réflexions scientifiques afin d’aider les syndicats et les partis ouvriers à combattre les lois du capitalisme. Leur fonction consiste à réveiller, en général, une opinion saisie du matin au soir par une propagande implicite afin de la rendre consciente de l’état véritable de l’organisation sociale aux prises avec les principes d’exploitation du capitalisme international. Il ne s’agit pas de se satisfaire d’une sociologie bon enfant, frileuse, éclectique, consensuelle mais de produire une connaissance scientifique utile à la lutte émancipatrice du salariat, de soutenir une démarche analytique capable de dresser le tableau des mécanismes structurels des forces économiques placée sous la tutelle de la bourgeoisie d’affaires et du patronat et d’extrapoler sur le devenir de la société et des groupes humains aux prises avec le marché libéral.
Dans cette perspective, il est utile de rappeler la pertinence des travaux de Stéphane Beaud et de Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Le retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits, de Paul Bouffartigue, de consulter avec intérêt l’étude économique de la journaliste canadienne Naomi Klein sur les multinationales No logo ou de parcourir l’essai politique d’Alain Accordo, De notre servitude volontaire *. Ces auteurs soulignent les diverses formes d’exploitation qui s’abattent sur les travailleurs : délocalisations, licenciements massifs, chômage chronique, friches industrielles, jeunesse privée d’emplois, flexibilité omniprésente, recours systématique aux intérimaires, généralisation des CDD, polyvalence forcée, temps partiel imposé, mobilité géographique fixée autoritairement. Ils montrent que le déclin programmé du secteur public habilement orchestré par le FMI et l’OMC et relayé par l’UE s’accompagne d’une croissance spectaculaire des services avec emplois stressants, instables et sous-rémunérés. Dans les entreprises industrielles, ils démontrent comment la souffrance se généralise, les salariés subissant une véritable agression sociale : normes de productivité effrénées, montée des accidents du travail, envolées des maladies professionnelles, concurrence institutionnalisée entre jeunes et vieux ouvriers, culpabilisation des salariés et harcèlement moral, mise en place d’un autocontrôle et d’une autosurveillance imposant une logique de concurrence entre employés, usure physique et psychologique prématurée du personnel. La généralisation des flux tendus, la place de l’informatique et de la robotique enlèvent aux travailleurs les moyens de résister face à la politique patronale, entraînant une atomisation du groupe ouvrier profitable à l’encadrement, l’ordre taylorien laissant place à un ordre managérial insidieux qui dissout et disperse le groupe des salariés en petites unités, incapables de faire front aux pressions patronales.
Dans ces conditions, on comprend la nécessité qu’il y a à établir une relation privilégiée entre spécialises de sociologie du travail et syndicalistes afin d’engager une réflexion dialectique sur l’avenir des groupes sociaux confrontés au processus d’asservissement du système capitaliste mondialisé et d’énoncer les principes d’une lutte sociale s’inscrivant directement dans une démarche idéologique foncièrement anticapitaliste. Il s’agit, à l’image des délégués de base débarrassés de la tutelle de leur appareil bureaucratique, de se mobiliser collectivement pour imposer leurs revendications face à la toute puissance patronale et non pas de se satisfaire d’un réformisme de bon aloi cher à Thibault et à son équipe parisienne, partisans d’un syndicalisme d’accompagnement et d’accommodement. On comprend mieux alors la violence des propos soutenus par Xavier Mathieu à l’adresse de son chef figé dans un immobilisme coupable, cherchant, comme seule stratégie, un compromis avec les forces patronales et gouvernementales. Il est tout aussi urgent que nos dirigeants politiques soient à l’avant-garde de cette lutte contre les effets dévastateurs du capitalisme, s’impliquent dans les conflits de travail, soient directement présents aux côtés des travailleurs. Avons-nous observé une seule fois des dirigeants socialistes présents à l’entrée des usines en grève, arpentant les ateliers aux côtés des salariés, se faisant les interprètes de leurs revendications au sein du Parlement, initiant avec leurs formations nationales des actions de masse ? Les Continental, les Goodyear, les Molex, les Renault-Guyancourt, les Télécom, les journalistes de RFI, les professeurs désobéisseurs, les étudiants des universités ont-ils remarqué la présence d’un acteur politique de gauche quelconque soutenant en profondeur leurs actions revendicatives ? La gauche sociale-démocrate directement attachée au social-libéralisme cher à Lionel Jospin demeure parfaitement en retrait de toute action de mobilisation, plongée qu’elle est dans une torpeur intellectuelle et scientifique chronique, incapable d’engager une réflexion solide sur l’évolution de l’ordre capitaliste dominateur.
A-t-elle produit un seul ouvrage savant sur l’évolution du système économique contemporain ?
Il est donc urgent, devant le conformisme et l’attentisme qui caractérisent aussi bien les chercheurs en sociologie du travail que les responsables syndicaux et politiques, d’opérer une contre-offensive idéologique reposant sur une réappropriation par le salarié et le citoyen de l’appareil productif industriel et financier dans le cadre d’une politique autogestionnaire ambitieuse.

Alain Cuenot


*. Voir S. Beaud, M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 2004. P. Bouffartigue, Le retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits, Paris, La dispute, 2004. N. Klein, No logo, Paris, éd. Babel, 2002. A. Accordo, De notre servitude volontaire, Marseille, éd. Agone, 2001.