Impressions sur un colloque

mis en ligne le 29 octobre 2009
Du 15 au 17 octobre se tenait à Besançon un colloque international commémorant le deuxième centenaire de la naissance de Proudhon. De nombreux universitaires et personnalités du monde intellectuel étaient invités à exposer leur point de vue à partir de leur approche de Proudhon. Cela m’a permis de me rendre compte que notre Bisontin intéresse beaucoup de monde, et pas seulement en France. De très nombreuses interventions étaient prévues et on me pardonnera sans doute de ne pas avoir assisté à toutes.
Signalons une intervention d’un doctorant en histoire de l’université de Dijon, M. Detourbet, sur la caricature antisocialiste pendant la Seconde République. J’avoue qu’à première vue le sujet ne m’attirait pas particulièrement, mais finalement ce fut très intéressant. Le jeune doctorant montra de manière convaincante la haine féroce que Proudhon suscita dans la presse de l’époque.
Thierry Menuelle, auteur d’un passionnant Marx lecteur de Proudhon, intervint sur Proudhon et l’économie et insista sur le caractère à la fois innovateur et actuel de la pensée économique de Proudhon.
Jacques Julliard fit une intervention remarquée, avec son érudition habituelle, mais j’avoue ne pas partager sa conclusion : il ne saisit pas le lien qui peut exister entre Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire. Il est vrai qu’une lecture au premier degré de Proudhon peut susciter des doutes quant aux liens existant entre un auteur dont on a l’habitude de dire qu’il est contre les grèves, et un courant du mouvement ouvrier qui préconise la grève générale. En réalité, ce n’est pas tant que Proudhon soit contre les grèves ; il pense qu’elles ne peuvent pas régler la « question sociale » parce que tout acquis obtenu de cette manière est aussitôt annulé par le système capitaliste.
Comment Proudhon a-t-il pu alors être perçu de manière positive par le mouvement syndicaliste révolutionnaire ? Daniel Colson donne une explication séduisante en faisant référence à « l’extraordinaire intelligence pratique et théorique des mouvements ouvriers d’alors 1 »  : les militants ouvriers étaient parfaitement capables de faire le tri dans la profusion d’idées qu’on peut trouver dans la pensée de Proudhon. Jacques Julliard cependant semble penser que Proudhon est dans une impasse parce qu’il ne proposerait rien comme alternative à son « opposition » aux grèves. Or Proudhon propose bel et bien une alternative, mais il est vrai qu’il ne l’explicite pas beaucoup. On pourrait nommer ce « quelque chose », organisme fonctionnel et, appliqué plus particulièrement à la classe ouvrière, organisation de classe. C’est ce qu’il exprime dans sa formule métaphorique : l’atelier remplace le gouvernement, que d’autres ont exprimé en disant que l’administration des choses remplace le gouvernement des hommes.
À la notion de citoyen, Proudhon oppose celle de producteur, et à l’action politique dans les instances représentatives – les parlements – il oppose l’action des producteurs dans des instances regroupant ceux-ci sur la base de leur fonction dans le processus de production, ces instances étant ensuite fédérées entre elles jusqu’au niveau national, voire international. S’il s’oppose aux « coalitions ouvrières » et aux grèves, c’est parce qu’il propose autre chose à la place, qui ressemble étrangement à l’anarcho-syndicalisme. Le reproche le plus sérieux qu’on puisse lui faire, c’est de ne pas avoir compris que les « coalitions ouvrières » et les luttes revendicatives constituent un « entraînement » à la réalisation de son projet. C’est une chose que Bakounine et ses amis, puis plus tard les syndicalistes révolutionnaires, ont parfaitement comprise.
Charles Piaget raconta la grève de Lip. Ce fut un moment extrêmement émouvant. Qui sait combien de fois il a dû la raconter, sa grève, depuis les années soixante-dix, et qui sait combien de fois il a dû servir de caution prolétarienne dans des assemblées d’universitaires parlant du mouvement ouvrier. N’empêche, son récit fut captivant. Il raconta les conditions de travail dans l’entreprise, la terreur que le patron imposait auprès des ouvriers et employés, chez qui il avait semé la division ; il raconta la prise de conscience progressive des syndicalistes et leurs lents efforts d’organisation, les tentatives de la direction de briser cet effort, puis la grève.
Le point d’orgue du colloque fut sans doute l’intervention de Vincent Valentin, parce qu’elle allait totalement à contre-courant de tout ce qui est admis sur Proudhon. M. Valentin est maître de conférences en droit à Paris I, et l’auteur d’une anthologie de Proudhon : Liberté partout et toujours. M. Valentin affirme que Proudhon est un penseur libéral. Je ne vais évidemment pas développer en détail sa thèse sur la question, assez complexe, et qui présente cette qualité d’être extrêmement bien argumentée. C’est ce qui en fait l’intérêt et le caractère stimulant, même si on ne partage pas ce point de vue. Il est vrai que Proudhon, par ses ambiguïtés (et par ses provocations verbales), prête à cette interprétation de sa pensée, mais selon moi ces ambiguïtés ne sont qu’apparentes et ne résistent pas à un examen sérieux.
Un exemple parmi d’autres. Au début de sa carrière d’écrivain, Proudhon déclare que la propriété est le vol ; à la fin, il dit qu’elle est la liberté. On peut donc légitimement être amené à se dire : il a changé d’avis. Mais il dit lui-même qu’il n’a pas changé d’avis, et il n’y a pas de raison de ne pas le croire. Un examen sérieux impose donc de chercher en quoi il y a un dénominateur commun entre ces deux déclarations apparemment contradictoires. Or, dans un cas comme dans l’autre, il condamne ce qu’il appelle l’aubaine, c’est-à-dire l’appropriation par l’entrepreneur capitaliste de la valeur résultant de la force collective (en jargon marxiste : la plus-value). Ce qu’il condamne, ce n’est pas tant la propriété que l’appropriation de la plus-value. Cela change totalement la perspective, et dès lors, ce qui est intéressant, c’est d’analyser les mesures qu’il propose pour cantonner la propriété à un rôle subalterne sans que cela remette en question la nécessaire organisation globale de la production – mesures qui sont tout sauf « libérales », et sur lesquelles je ne m’attarderai pas ici.
Autre exemple. Pour prouver que Proudhon est un « libéral », Vincent Valentin cite, avec une certaine délectation il faut le dire (mais c’est de bonne guerre), un passage du « Programme révolutionnaire » de Proudhon, de 1848, au moment où il se présente comme candidat aux élections. Dans ce texte, il y réclame toutes les libertés imaginables : « liberté de conscience, liberté de la presse, liberté du travail, liberté de l’enseignement, libre concurrence, libre disposition des fruits de son travail, liberté à l’infini, liberté absolue, liberté partout et toujours ! ». Côté auteurs, il se réclame de « Quesnay, de Turgot, de Jean-Baptiste Say », et encore de « Franklin, Washington, LaFayette, de Mirabeau, de Casimir Périer, d’Odilon Barrot, de Thiers ». Il se déclare partisan du « laisser-faire, laissez-passer » dans l’acception la plus littérale et la plus large ». On trouve dans son programme le refus de toute « autre solidarité entre les citoyens que celle des accidents de force majeure », ce qui est une récusation de ce qu’on nommera plus tard le « Welfare State ».
Le lecteur peu au fait pourrait à la limite prendre ces déclarations au sérieux, mais imaginer que Proudhon puisse être d’accord avec Thiers est absolument inconcevable ! On a donc affaire, une fois de plus, à une de ses provocations verbales ! Les proclamations enflammées de Proudhon au début de ce programme – dont les préoccupations électoralistes ne sont pas absentes – participent de sa méthode argumentative qui consiste à abonder dans le sens de son lecteur – pendant un moment – afin d’attirer son attention et l’entraîner ensuite dans une tout autre direction. Il ne faut pas oublier que Proudhon est un polémiste et qu’il s’amuse en écrivant.
D’autant que dans le reste du texte (que M. Valentin ne semble pas avoir lu), Proudhon propose entre autres mesures la suppression de l’argent et de l’intérêt sur le capital – mesures qu’on ne peut pas qualifier de particulièrement « libérales » : « Se passer de numéraire, supprimer l’intérêt du capital circulant, telle est donc la première entrave à la liberté que je propose de détruire par la constitution d’une Banque d’Échange 2. » Chose invraisemblable, Proudhon propose même de réduire les salaires afin de « diminuer les frais généraux de la production » ; propos éminemment libéraux, il est vrai, mais avec Proudhon, il faut se méfier. Car il ne s’agit pas d’optimiser les profits des entrepreneurs (ce que ferait un bon libéral) ; il s’agit d’augmenter la richesse générale et d’instaurer un système dans lequel « ni le capital, ni le privilège, ni le parasitisme ne prélèvent rien », où « l’État est ramené au strict nécessaire 3 » et où le producteur « reçoit l’équivalent de son produit ». Il en résulte, dit Proudhon, que « plus le salaire diminue, plus le travailleur s’enrichit ». Il propose même une « réduction à l’infini » des salaires ! Même dans ses rêves les plus fous, le néolibéral d’aujourd’hui n’oserait pas imaginer une telle chose, et on comprend qu’un partisan de la thèse « Proudhon-libéral » soit tenté d’utiliser ces propos, en triturant ce que Proudhon dit vraiment. Car le corollaire de la réduction des salaires jusqu’à zéro tout en réalisant l’« augmentation générale de la production collective », est inévitablement la mise en place d’un mode de répartition des biens et services radicalement différents de celui qui est en place, et l’abolition du salariat.
J’arrête là mes réflexions sur le colloque. Le seul regret que je formule est qu’aucun intervenant issu du mouvement libertaire n’ait été invité à s’exprimer à la tribune, que le seul qui ait été invité se soit vu offrir un strapontin, lors d’un débat dans une petite salle le vendredi soir à 20 h 30, sans même que le « Cercle d’études libertaires » qu’il représentait soit mentionné sur le programme du colloque.
Sans doute pense-t-on dans les milieux universitaires que Proudhon est non seulement mort, mais que sa pensée ne vit plus, et qu’il n’est qu’un sujet d’étude dont le monopole appartient aux chercheurs ayant une estampille officielle.
Je suis certain que cela aurait bien fait rigoler Proudhon et que cela nous aurait valu un de ses coups de gueule.


1. Daniel Colson, « Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire », RA Forum : http://raforum.info/spip.php?article3475, mis en ligne par Ronald Creagh.
2. « Programme révolutionnaire aux électeurs de la Seine », Le Représentant du Peuple, mai-juin 1848.
3. Les partisans d’un Proudhon « libéral » font un contresens en jouant sur son anti-étatisme pour en faire un défenseur de l’« État minimum » cher au libéralisme. Proudhon remplace l’état par l’association des producteurs. De même pour son anticommunisme, voire son antisocialisme. La pensée de Proudhon ne s’inscrit pas dans une problématique binaire dans laquelle on est soit libéral, soit communiste, et si on est anticommuniste, on est libéral.