Revaloriser le travail ? Chiche !

mis en ligne le 6 mai 2010
La valeur travail est la tarte à la crème du vieux libéralisme économique fondé par Smith et Ricardo. Marx reprend la valeur travail comme origine de tout (rentes, salaires, impôts, profits, loyers, etc.) à partir de la création de valeur par le seul travail. Il montre que le temps socialement nécessaire à l’entretien de la force de travail, c’est-à-dire le travail considéré comme une marchandise vendable sur un marché libre, comme valeur d’échange différente de sa valeur d’usage par le capitaliste, était par exemple de 4 heures par jour et que si le capitaliste avait le pouvoir (organisé par le droit bourgeois en sa faveur, d’où la notion de rapports de propriété) de faire travailler 8 heures, alors ces 4 heures de plus donnaient la plus-value en tant que surtravail extorqué par la force du capital en place et du droit illégitime en actualité de service. Cette analyse puissante, pratiquée par les capitalistes actuels qui ne se rendent même pas compte qu’ils la confirment, établit que ce qui intéresse les libéraux pratiques en économie, ce n’est pas la valeur morale et sociale du travail, encore moins la dignité des travailleurs, mais le temps d’activité pendant lequel on peut faire suer le burnous aux salariés et l’intensité avec laquelle on peut les faire turbiner. Quand Tsarkozy énonce qu’il faut « travailler plus pour gagner plus », cela signifie simplement qu’il faut que la durée du temps de travail augmente sur le jour, la semaine, le mois, l’année, la vie entière en obligeant à travailler plus longtemps.
Ce n’est pas le travail qui intéresse les libéraux, c’est le temps d’activité, c’est le temps extensif de sa durée combiné au temps intensif créé par les moyens d’une meilleure productivité. Et encore faut-il que ce temps d’activité soit flexible et variable en fonction du « carnet de commandes ». D’où les raffinements de la précarisation du travail par le temps partiel, l’intérim, les horaires flexibles, la saisonnalité de l’activité, les CDD, etc., qui montrent que ce qui compte ce n’est pas le travail ni les conditions de travail, mais la mise à disposition du temps de travail des salariés en fonction des aléas de la demande et des exigences de rentabilité à 15 % du capital investi. En fait, le capital s’intéresse surtout à la productivité horaire du travail (PIB divisé par le nombre d’heures travaillées, excellente en France) sans vraiment chercher à augmenter la population active puisqu’il suffit de faire suer davantage le burnous aux actifs en actualité de service pour élever la production sans rien payer, si possible, en plus. Et les socialos en toc comme Martine Aux Abris avaient subtilement négocié les 35 heures contre la possibilité offerte au patronat de rendre le travail plus intensif et plus flexible. D’où le cadeau tsarkozyen sous forme d’heures sup détaxées d’autant plus rentables que ladite productivité est élevée.
Le patronat et le pouvoir aiment tant le travail qu’ils s’échinent à minorer les chiffres du chômage et du sous-emploi. La France se réfère de plus en plus à la norme insensée du Bureau international du travail permettant, soi-disant, des comparaisons internationales : pour être chômeur, il faut être immédiatement disponible, ne pas avoir travaillé ne serait-ce qu’une heure dans la semaine précédente (un mois en France) et chercher un emploi à temps plein ! Cela minore drastiquement le chômage et surtout ne tient aucun compte du sous-emploi et du statut des emplois, ni, donc, de la valeur des personnes et de leur dignité, ni de leur reconnaissance sociale.
Au surplus, le peu de considération que le libéralo-capitalisme a pour le travail est montré par sa comptabilité. Celle-ci ne le considère jamais comme un investissement ou un actif, mais comme une charge, comme un simple coût d’exploitation (de profytation, comme on dit désormais à la Guadeloupe). C’est très bizarre parce que, dans le même temps, a été pondue la théorie économique du « capital humain », dans laquelle les compétences, les connaissances, les potentiels des salariés sont entrevus comme « une ressource » à valoriser. À quoi s’ajoute qu’à l’ère de « l’économie immatérielle », de la « connaissance », des brevets et autres droits de propriété intellectuelle, les connaissances et capacités des employés sont considérées comme des « actifs », propriétés de l’entreprise et non comme le résultat de la coopération des travailleurs de recherche ni comme un apanage du salarié créatif. Il devrait être clair, même pour un libéral, que l’innovation, le savoir, l’inventivité sont des productions collectives du travail socialisé, qui ne sauraient être brevetées au profit d’un seul bénéficiaire mais appartiennent à tout le monde dans leurs résultats. Or ce travail collectif et ce savoir commun sont privatisés par le néolibéralisme capitalisto-financier.
La considération actuelle des libéraux pour le travail et les travailleurs est telle que les moyens de la médecine du travail ont été divisés par deux sous Villepin : doublement du nombre des vacations par médecin et passage à une périodicité de deux ans des visites au lieu de la périodicité annuelle. On note aussi que depuis toujours, les médecins du travail sont soumis aux patrons par le biais de structures de prise en charge dans lesquelles les seconds assurent la plus grande part des pouvoirs. Ce qui explique, du reste, que certains patrons se soient mis dans la poche les subventions ou les financements de la médecine du travail. On rappelle aussi l’insuffisance radicale et organisée de l’Inspection du travail, dont on peut tirer les inspecteurs comme des lapins sans grande émotion des dirigeants de l’État, contrairement à la mort du moindre poulet de la maison Royco-Poulaga. On rappelle encore que les accidents du travail et les maladies professionnelles sont radicalement sous-évalués parce que les organismes patronaux, munis d’experts stipendiés, siègent dans les instances et les tribunaux de la Sécurité sociale, en face de fonctionnaires soit compradores, soit sans moyens. Et, en outre, Arachid Data a supprimé 44 tribunaux des affaires de sécurité sociale (Tass) sur 115 et 63 tribunaux de prud’hommes sur 271, alors que les délais de traitement des contentieux sont déjà exorbitants et que ces instances jugent des différends entre les petits et les gros. Cela améliorera sûrement la santé des travailleurs.
Le travail, du reste, n’est plus considéré comme une œuvre collective. Cela se voit dans la nouvelle réglementation du droit de grève dans les services publics : les grévistes doivent se déclarer individuellement en tant que grévistes, 48 heures à l’avance. Rappelons que pour Proudhon, le travail était forcément collectif, coordonné dans l’interdépendance et coopératif. Il n’était pas, non plus, qu’une activité de production ; il était « la force plastique de la société ». Il n’était pas qu’un acte productif ou une action productive. Il était en même temps, pour le salarié ou le collectif, une « œuvre » (comme l’a bien vu Hannah Arendt). Il était aussi « un mode universel d’enseignement » reliant spontanément la théorie et la pratique.
Le XXe siècle avait essayé de protéger le salariat en rééquilibrant les rapports de force de celui-ci avec le patronat. Le XXIe, devenu tsarkozyste, mais dans la filiation du prétendu fainéant Chirac qui avait déjà largement amorcé la pompe de la fin d’un droit du travail protecteur (notamment en faisant simplifier le Code du travail, ce qui a conduit à sa complexification et surtout à sortir du domaine de la loi, au profit du décret, la plupart des domaines de la protection du travailleur), continue de renvoyer le travail aux conditions du XIXe siècle. Ces choses-là laissent évidemment à penser que le travail n’a aucune valeur en dehors de l’activité économique, dans laquelle la nature ou la qualité du travail doit être réduite à sa plus simple expression, précarisée, flexibilisée pour cause de « valeur pour l’actionnaire ». Du reste, il aime tellement le travail qu’il l’a étendu au dimanche sous couvert de pseudo-volontariat et d’heures survalorisées (mais souvent non payées).
Les libéraux aiment tant le travail en tant que valeur que ce qui est analysé et suivi dans les statistiques du chômage, ce n’est pas le travail mais l’emploi. C’est ainsi qu’un travail (un emploi) à temps partiel et/ou précaire est compté comme un emploi à temps plein alors que la moindre honnêteté statistique voudrait qu’un mi-temps soit compté comme un demi-emploi de façon à comptabiliser les prétendus emplois en équivalents emplois à plein temps. Il est clair que les libéraux ne s’intéressent pas au contenu ou au mode de travail (partiel, épisodique, précaire) mais au nombre d’emplois, fussent-ils parfaitement spoliateurs et déqualifiés. Par exemple, en France, les emplois de service à la personne ont été magistralement transformés en rapports de prestation contractuelle individualisée et libérale entre un patron (un ménage ou une structure) et un employé (travaillant en moyenne 10 heures par semaine) via le chèque emploi-service (devenu le chèque-emploi de service universel ou cesu), alors qu’il aurait fallu, pour échapper à la logique libérale, ne permettre l’usage de cette « force de travail » que dans le cadre d’organismes prestataires institués et d’un statut officiel des salariés. Enfin, pour couronner le tout, les services à la personne font l’objet d’une niche fiscale…
Soi-disant libres d’organiser leur travail, les cadres sont tenus en laisse par les techniques modernes, téléphones et ordinateurs portables, et par les horaires journaliers. Le cadre est soumis à des exigences de rendement, via des objectifs qui lui sont imposés sous couvert de négociation de gré à gré, qui le transforment en prisonnier du boulot à toute heure. Le salarié lambda est, lui, mis sous tutelle de groupe de groupes de travail autonomes ou semi-autonomes, de groupes d’expression où les déviants sont rapidement dénoncés et exclus. Ce n’est pas le groupe au travail qui intéresse le capital, c’est la pression de conformité du groupe sur le « mauvais » travailleur. Conformément aux positions des libéraux pratiques du XIXe siècle, qui avaient vu dans le contrôle mutuel et l’espionnage des uns par les autres le meilleur moyen de la pacification sociale. Là encore, ce qui intéresse le capital, ce n’est pas la valeur du travail mais ce que les activités peuvent procurer comme valeur supplémentaire pour l’actionnaire. Tant pis si les externalités négatives sur la santé de cette pression sont niées par la médecine du travail inféodée et payée par la collectivité. Il est clair que le travail est redevenu une marchandise comme les autres. Il n’a pas de valeur morale ou de valeur d’épanouissement personnel, ou de coopération et de solidarité entre travailleurs. Il n’est que résultats financiers valorisés par la bourse ; il n’est que variable d’ajustement pour maximiser la « valeur pour l’actionnaire ».
Le travail, la valeur du travail, les libéraux modernes n’ont que cela à leur bouche manipulatrice. On vient de voir quelle considération ils lui accordent. Chez Proudhon, le travail est d’abord un vecteur d’épanouissement et de réalisation des capacités des travailleurs. Les milieux de travail sont les lieux où chacun peut développer ses compétences pour pouvoir, s’il en a les capacités, accéder aux plus hauts grades de l’organisation. Le travail est le moyen principal de la réalisation de la personnalité à condition qu’il soit correctement organisé et permette la promotion sociale et la formation professionnelle continue, à condition qu’il soit effectué dans une organisation coopérative et solidaire. C’est aussi un ressort d’acquisition de la morale de la solidarité et de la justice au sein même des collectifs où se développent les relations de travail. C’est en même temps l’origine de la valeur des biens et services. J’ai dit l’origine, je devrais dire seulement l’origine.
Ainsi, le travail ne saurait être seulement un moyen ou une ressource. C’est le fer de lance de l’implication de chacun dans le processus de production, à condition qu’il y soit considéré comme une personne ayant sa dignité à respecter et non, comme on dit aujourd’hui, « une ressource humaine ». Car le travail, avant tout, est un système de relations sociales où normalement chacun a sa place, à condition évidemment qu’il soit organisé sur la base de la coopération dans l’interdépendance réciproque et la valorisation des tâches de tout un chacun. Dans une société n’obéissant qu’à la logique du profit, fondée sur la compétition et la seule réussite individuelle, il est clair que le travail ne peut pas être reconnu ; ce qui est admiré, ce sont les signes du prétendu mérite personnel, alors que, naturellement, personne ne peut réussir sans la coopération des autres ou sans vol pur et simple des fruits de cette coopération de fait.
Toutes les enquêtes montrent que le travail demeure une des valeurs principales comme réalisation de soi, espace de relations avec les autres et signe d’insertion sociale. Cependant, les tenants de la thèse de la disparition du travail ont involontairement raison : le travail, comme décrit supra, n’existe plus chez les libéraux pratiques ; il a été réduit à un temps d’activité, le plus élevé et le plus flexible possible pour créer non pas des valeurs de cohésion sociale, mais de la valeur pour l’actionnaire et des commissions occultes pour les politiciens et les journalistes conformes et bien méritants.