Universités : mouvement et perspective

mis en ligne le 4 décembre 1986
- Philippe : Les facs deviendraient concurrentes comme des entreprises. Pour synthétiser l’esprit de cette réforme qui s’inscrit dans un projet de société libérale et qui vise à rendre l’université dépendante des lois du marché, on aboutirait non pas à la formation d’individus aptes à répondre à une masse de situations mais à la formation d’individus hyper professionnalisés dans une branche et complètement inaptes si les lois du marché évoluent entre le début et la fin de leurs études.

- Le Monde libertaire : Nous n’avons pas encore parlé des lobbies qui sont derrière la mise en place de ce projet et des ultras qui essayent de faire de la surenchère. Pourquoi l’opposition au projet intervient-elle maintenant et de quelle manière ? Il faudrait nous faire un petit historique. Il est bon aussi de rappeler que l’on dit souvent de l’université qu’elle est malade et qu’en fait le projet Devaquet ne sert qu’à légaliser des méthodes employées depuis un certain nombre d’années. D’une certaine façon, il n’est pas très loin de « l’élitisme républicain » cher à Chevènement. Quelles différences entre ces projets ?

- Philippe : Tu as raison de dire que ce projet n’arrive pas seul, isolé, car le gouvernement aurait changé le 16 mars 1986. Il est certain que la réforme Savary avait déjà tenté d’instaurer une concurrence entre les facs dans la création de certaines filières, comme les D.E.U.S.T. ou les Magistères. Ceux-ci visaient à faire coller l’université aux problèmes de l’emploi, du marché, de la rentabilité à court terme. Cette dernière était aussi prévue dans l’apparition d’orientations rapidement spécialisées pour former des gens compétents dans une seule branche. Il y avait donc passage d’une pluridisciplinarité à une spécialisation accrue. Ce projet n’arrive donc pas seul.
Il est certain qu’il y a des applications anticipées du projet de loi Devaquet. Des universités comme Dauphine pratiquent déjà une sélection en recrutant les bacheliers avec mention. Il y a aussi une surtaxe d’inscription de 500 F. C’est plus ou moins légalisé sous forme de droits de polycopiés, de T.D. (travaux dirigés), etc.
Savoir pourquoi l’opposition arrive seulement maintenant, c’est quelque chose de difficile à cerner. Il est certain que ce projet apparaît un peu comme un catalyseur de tout un tas de revendications. Quand la grève a démarré à Nanterre, par exemple, c’était le « bordel » complet sans aucune organisation. La grève a été votée dans la panique la plus totale, on avait aucune idée de la tournure qu’elle allait prendre mais les gens restaient. Ils avaient envie de bouger, de manifester leur refus et leur colère. Le projet a servi de détonateur, mais il y a peut-être là un problème de fond plus global.
- Christophe : On peut dire aussi qu’une certaine mobilisation avait commencé en province dès le mois de juin et que dès la rentrée il y a eu l’appel de Caen, qui a commencé à faire signer des pétitions contre ce projet Devaquet. La grève actuelle a donc démarré à Villetaneuse le 18 novembre, s’est étendue à Saint-Denis, puis à partir du 21 toutes les facs et lycées. Il y a eu un effet boule de neige.

- Jean-Christophe : On assiste à une construction du mouvement de jour en jour et où les étudiants commencent à se poser des questions qui interfèrent un peu dans la réforme. On aborde maintenant le problème de l’autonomie ou celui, sans le nommer, de la hiérarchie d’une manière plus globale.

- M.L. : On aborde plusieurs questions… Il y a la construction du mouvement qui est en cours, les manières dont il s’est structuré, ce qu’il fait aujourd’hui. D’autre part, il y a le travail des commissions, ce que vous avez comme projet au-delà du refus de la loi Devaquet…

- Pierre : En ce qui concerne l’organisation de la grève à Nanterre, on a fait des assemblées de 1500 à 2000 personnes, mais on s’est vite rendu compte que le débat était impossible. On a donc fédéré cela en assemblées générales d’U.F.R. (unités de formation et de recherche) qui rassemblaient 400 à 500 personnes. On a ensuite, au sein de ces U.F.R., commencé à débattre de la grève pour arriver à l’élection de délégués au comité de grève. On constate donc une forme de démocratie directe puisque les délégués sont élus sur la base de certains mandats qu’ils doivent respecter. Il n’y a pas de hiérarchie directrice de la grève. Cela pour préciser la structure du mouvement.

- M.L. : Quels sont les rapports avec les organisations syndicales étudiantes ?

- Jean-Christophe : Il ne faut pas se leurrer. Il y a des tas de forces investies dans le mouvement. Ce qui caractérise la situation à Nanterre, c’est qu’on arrive à fonctionner sous la notion d’aide. Les structures aident de manière technique et l’on arrive à contrôler toute « idéologisation » du mouvement au sens péjoratif du terme, en avançant de manière pragmatique. (…)

- Philippe : Il est bon de préciser que les syndicats apportent uniquement un soutien logistique. Ils ont bien compris cette volonté des étudiants d’éviter toute récupération et ont préféré disparaître complètement en rejetant leur étiquette pour pouvoir travailler. Est-ce que, dans ce cas, on peut penser que les syndicats agissent comme des taupes au sein de mouvement pour mieux magouiller… je ne pense pas. Ils pourraient exister en tant que coordination nationale des différentes facultés, mais ils sont tellement dépassés en ce moment par le mouvement de la base qu’on a mis en place une coordination nationale inter-facs qui est loin de regrouper uniquement des syndiqués.

- Christophe : Un autre exemple, c’est la transformation des Etats généraux de l’U.N.E.F.-I.D. à la Sorbonne en Etats généraux des étudiants en grève. Il y avait des non-syndiqués et des militants d’autres syndicats délégués par leurs assemblées générales de facultés pour venir discuter, proposer, préparer un projet. L’U.N.E.F.-I.D. a bien dû laisser faire. Leur seule apparition, c’est par le biais des communiqués de presse ou les grandes interventions. La presse nous prépare de grands leaders. Mais il faut bien faire la différence entre des communiqués de presse de la Coordination nationale inter-facs ou du Comité inter-facultés contre le projet Devaquet et les déclarations du bureau national de l’U.N.E.F.-I.D. Mais là aussi il ne faut pas oublier le rôle de désinformation que joue la presse.

- M.L. : Ne voyez-vous pas un danger dans le fait que, par médias interposés, on assiste à la création de leaders du mouvement et ne craignez-vous pas un dérapage de ce dernier ?

- Philippe : Les syndicats étudiants ne s’effacent pas actuellement pour préserver l’unité mais bien parce qu’ils sont débordés par le mouvement. À Nanterre, les militants de l’U.N.E.F.-I.D. ont voté la grève à contrecœur tout simplement parce que la salle criait : « Grève générale ! » à l’appel des étudiants de Villetaneuse présents. En ce qui concerne le débordement, on peut prendre comme exemple la spontanéité des lycéens qui sont descendus plusieurs fois dans la rue alors qu’ils n’étaient pas encadrés.

- Pierre : Je voudrais insister sur ce phénomène des leaders. Il est évident que l’on assiste à une volonté du mouvement qui passe par l’émergence de leaders. Sur ce point, il est évident que la base les refuse totalement. On a assisté par exemple, lors de la préparation de la manif du 27, à la coordination nationale, à un mandaté qui au nom de sa faculté trouvait scandaleux que le journal libération consacre suite aux Etats généraux une page entière à ceux-ci et une autre à Isabelle Thomas. Il est sûr que des leaders sont dangereux. Dans une perspective d’essoufflement du mouvement où la grève cesserait, on risque d’avoir d’un côté une base démobilisée et de l’autre des leaders qui parlent pour eux-mêmes ou qui négocient au ministère. Je ne pense pas que cela se produira ainsi car la base continue de pousser. Même si la grève retombait, les liens et la faculté d'auto-organisation créés pendant cette grève persisteront. Et donc le travail d'information quant à l'évolution de l'examen du projet à l'Assemblée nationale continuera de se faire, à mon sens, hors des structures syndicales.

- M.L. : On peut parler aussi de l'apolitisme dont on qualifie ce mouvement, ainsi que des manières dont vous entendez gérer ces grèves.

- Christophe : L'apolitisme revêt deux aspects. D'une part, il y a le refus des organisations et des tractations politiciennes. C'est en même temps un mouvement contrôlé par la base, très vigilante sur un certain nombre de manipulations possibles, et un mouvement avec une démarche politique.
Il y a un autre point important et plus compliqué à saisir. C'est vrai qu'il est apolitique au niveau du refus des différentes idéologies, même si l'on se réclame d'un certain nombre de valeurs comme l'égalitarisme, la lutte contre la sélection, etc. C'est donc un apolitisme intéressant à regarder, qu'il faudra étudier plus tard lorsqu'on aura pris un peu de recul. Pour ce qui est de la poursuite de la grève à Jussieu, les assemblées d'U.F.R. ont discuté des occupations de locaux la nuit. Il y a eu un vote à l'unanimité moins une U.F.R. Cette grève avec occupation a eu lieu et, à partir de lundi, un certain nombre de systèmes d'animation et de préparation des nuits de veille (bouffe, musique, etc.) seront mis en place. C'est un niveau supérieur de la mobilisation.

- M.L. ; II y a encore une question que j'aimerais vous poser. Maintenant que le projet de loi est ajourné, comment voyez-vous la gestion et la poursuite du mouvement après la manifestation nationale du 4 décembre ?

- Christophe : II faut d'abord souligner le fait que d'avoir repoussé l'examen du projet de loi est une étape importante. Dans les facs, l'attitude des enseignants peut être déterminante si eux aussi appellent à la grève. Il y en a encore beaucoup qui tentent de poursuivre leurs cours. Il faudra peut-être prévoir d'autres formes de mobilisation. Certaines propositions à Jussieu sont restées jusqu'à présent en sommeil. Il avait été proposé, par exemple, que tous les étudiants de France se fassent enregistrer à l'A.N.P.E. Il est surtout nécessaire de conserver le type de structures qu'il y a dans les facs actuellement.

- Philippe : II est sûr que nous devons exploiter ce premier recul du gouvernement. C'est la première fois qu'il recule sur un projet de loi et c'est essentiel pour la poursuite de la mobilisation.
Quant à la manif du 4 décembre, un point important est que, contrairement à celle du 27 novembre, ce sera une manifestation nationale à Paris avec la participation de toute la communauté enseignante, aussi bien les enseignants que le personnel A.T.O.S. (administratifs, techniciens, ouvriers et de service). Cette manif aura pour but de démontrer que la majorité de la communauté universitaire est opposée à ce projet de réforme. À notre avis, le gouvernement sera dans une position intenable en voulant imposer une réforme à des gens qui n'en veulent pas.

- Pierre : Je pense qu'il faut effectivement continuer de maintenir la mobilisation du côté des lycéens et des étudiants, l’étendre à toute la communauté universitaire, et si l'on ne peut pas tenir jusqu'au moment où sera voté le projet à l'Assemblée nationale, finir la mobilisation dans un feu de joie. Il faudra tenter des actions d'éclat, une paralysie totale de l'Education nationale pour bien démontrer la détermination du corps enseignant et universitaire dans sa majorité.

- Jean-Christophe : Je n'aurais pas tout à fait la même analyse. Que signifie pour le gouvernement une défaite sur le projet de loi Devaquet ? Cela signifie qu'un groupe social quel qu'il soit, lorsqu'il est capable de se mobiliser, peut faire reculer un gouvernement. Poursuivant d'une manière plus radicale ce que la gauche a mis en place, les enjeux sont énormes. S'il perd sur la loi Devaquet, peut-être perdra-t-il sur la Sécurité sociale, actuellement en débat. La seule solution pour gagner contre Devaquet est de commencer à élargir le débat. Il faut développer le rapport dé force dans la population. (...)

Propos recueillis par Denis et Gérard (groupe Sabaté)