Art, antifascisme, anarchie

mis en ligne le 19 mai 2010
Il arrive parfois que des rencontres contre nature produisent des ouvrages savants, prennent vie et soient l’occasion de réfléchir. C’est le cas à Essen, dans le bassin de la Ruhr, en Allemagne. Là, l’art contemporain, la peinture essentiellement, a rendez-vous avec le nazisme. Il s’agit en fait d’une commémoration. Au début du XXe siècle, un riche héritier décide de construire, dans cette cité dédiée à la production d’acier, un musée qui abritera des collections d’objets relevant des sciences naturelles, d’œuvres d’artisanat d’art ainsi que le début d’une collection de tableaux dont le premier est un Renoir, représentant une jeune fille, Lise, avec son parasol. À la mort de son propriétaire en 1921, le musée devient propriété de la municipalité.
L’acquisition de tableaux contemporains va continuer. On y trouve aussi bien des Van Gogh que des Seurat, des Kirchner ou des Kandinsky, sans parler des Chirico, des Matisse ou des Gauguin et bien d’autres. Ce musée Folkwang reçut alors le titre de « plus beau musée du monde ». Puis 1933 arriva avec d’autres amateurs d’art.

Les nazis et l’art dégénéré
Comme tous les totalitaires, les nazis ne supportent pas les œuvres de l’esprit, particulièrement quand elles donnent une représentation de la réalité non conforme aux normes esthétiques héroïsantes. Quand en plus les artistes sont de gauche et parfois juifs, les limites supportables sont franchies. Comme pour tous les totalitaires, l’art doit être au service du pouvoir. Il n’a de justification que s’il vise à consolider la façon de voir des dirigeants en leur servant de porte-parole.
La lutte contre l’art dégénéré culmine avec l’exposition de Munich au mois de juillet 1937. Dans tous les musées, les œuvres d’art sujettes à caution ont été décrochées, emballées et envoyées à Munich. On compte environ 5 000 peintures. Cette exposition, inaugurée par Hitler lui-même, va attirer à Munich 200 000 personnes, puis elle circulera dans tout le pays. Ironiquement, ce sera la première exposition de masse d’art moderne de l’histoire. Suite logique de cette expropriation, la loi « relative à la confiscation des produits de l’art dégénéré » est votée par le Reichstag en mai 1938. Ce qui va permettre l’accaparement par quelques hiérarques nazis d’un certain nombre d’œuvres, le plus connu étant Goering, qui ne résistera pas à faire ses courses dans tous les endroits où la Wehrmacht le précédera.
Les tableaux qui vont échapper à la tempête de feu qui détruira l’Allemagne à la fin de la guerre sont ceux qui seront vendus à l’étranger par un régime en quête de devises étrangères nécessaires à son effort de guerre.

Le retour de l’art exilé
Installé dans un nouveau bâtiment aux lignes épurées, le musée Folkwang, au nom issu de la légende germanique qui signifie « palais du peuple », nous invite à venir voir ces tableaux, dispersés dans le monde entier, de retour pour quatre mois dans leur berceau natal. Le visiteur est accueilli, dès le début, par un grand tableau d’Oskar Schlemmer dans lequel l’amateur averti ne peut s’empêcher de déceler une référence à ce tableau mondialement connu de Velasquez qui a tellement inspiré Picasso, les Ménines. Ce faisant, la haine nazie contre l’art dit « dégénéré » apparaît en pleine lumière comme étant en fait une haine contre tout ce qui n’était pas avant eux. Ces œuvres, qui ont survécu au Reich de mille ans, ont perdu leur caractère d’avant-garde, et en même temps sont devenues les piliers incontournables de l’art pictural contemporain. Si la grande majorité de ces peintres sont des opposants au régime national-socialiste, il en est pourtant un qui ne le fut pas. L’apport d’Emil Nolde à l’art est aussi indiscutable que son attirance pour le parti d’Adolf Hitler, auquel il adhère en 1935. Il aurait aimé être reconnu mais sa peinture est aux antipodes des critères nazis. Nolde appartient sans conteste au courant expressionniste allemand. Il a peint un retable représentant la vie du Christ absolument spectaculaire, avec des personnages aux couleurs fortes et aux traits grossiers. Bien qu’il ait été défendu par Goebbels, ses tableaux rejoindront ceux présentés dans l’exposition mentionnée plus haut. Il sera expulsé de l’Académie des arts. Dans le musée, à côté de ses tableaux, il y a deux toiles de Signac, merveilleuses de luminosité. Si on connaît les opinions de Nolde, tout est fait pour cacher celles de Paul Signac en faveur de l’anarchisme. Deux peintres aux styles bien différents l’un de l’autre, si ce n’est opposés, comme le sont leurs opinions, se retrouvent honnis par ces partisans de la supériorité raciale aryenne.

Art et devoir de mémoire
Pendant les quatre mois que dure cette exposition, Essen s’inscrit comme un de ces lieux de mémoire qui sont devenus si courants ces dernières années. L’Historial de Péronne, consacré à la guerre de 14-18, le Mémorial de Caen, qui célèbre les plages du débarquement de 1944, tel ou tel cimetière militaire, le Mémorial de la Shoah de Paris ou celui de Berlin, les monuments aux morts des villages de part et d’autre des frontières, comme la conservation envers et contre tous des lieux d’horreurs que sont les camps de concentration ou les lieux d’exécutions, on dirait que notre monde n’en a pas fini avec la célébration de sa propre folie. Sous une forme ou sous une autre, le spectacle chasse la mort. Sur le livre d’or du musée Folkwang, un visiteur français saluant cette exposition regrettait que le journal Le Monde y ait consacré une double page, ne se rendant pas compte que la barbarie n’a pas quitté nos portes. L’art, quelle que soit sa forme, a peu de place dans la politique de droite comme de gauche, et encore moins parmi ceux qui se pensent révolutionnaires. Tous considèrent cela comme accessoire même s’ils y consacrent argent et temps de façon rituelle. La façon dont les régimes politiques de tout temps considèrent la production artistique est révélatrice de la liberté et du bonheur qui y règne. La dissidence artistique a existé de tout temps et en tout lieu. François Cheng a consacré un livre étonnant à ces peintres chinois de la voie excentrique qui pendant des siècles ont peint des œuvres contestatrices de l’art officiel, qui vues par des yeux occidentaux leur restent incompréhensibles quant à leur dimension rebelle. C’est pour cela que lorsqu’un musée comme celui-là ouvre ses portes à des tableaux ayant échappé aux bûchers de l’histoire, la question de savoir si cela suffit pour empêcher que cela se reproduise se pose. Elle se pose de même pour tous ces rituels mémoriels qui servent plus à exorciser le passé qu’à prévenir les horreurs à venir. Car le ventre est encore fécond, comme le rappelle en 1964 dans le journal Combat l’écrivain Alain Bosquet, alors directeur littéraire d’une grande maison d’édition, quand il juge que « la consécration du peintre américain Rauschenberg est un événement dégradant dont on peut se demander si l’art de l’Occident pourra se relever ». Il faut aussi se souvenir de ces émules français des gardes rouges qui voulurent, en mai 1968, recouvrir de rouge les fresques de Puvis de Chavannes qui ornent les murs du grand amphithéâtre de la Sorbonne.

L’anarchisme et l’art
Si la soif de justice, la révolte insurrectionnaliste, la lutte quotidienne pour ne pas sombrer sous les coups du consumérisme sont les moteurs de l’anarchisme, la relation militante à l’art est freinée par le cocon qui l’enferme et le présente. Les princes évêques dans l’Occident médiéval chrétien remplirent, tout en escroquant les paysans, le rôle de conservateurs de l’art par le biais de la construction des cathédrales. Dans la tradition française moderne, il revient au pouvoir d’État de mettre en place les écrins nécessaires à la préservation comme à la présentation de l’art sous toutes ses formes. Dans la sphère germanique, la tradition rhénane de mécénat patronal tient une grande place dans la politique muséale d’outre-Rhin. Le bâtiment du musée Folkwang a été financé en grande partie par la fondation Krupp dont la fonction est de gérer l’héritage d’Alfried Krupp, criminel de guerre nazi. On retrouve cette situation avec les entreprises Burda ou Wurth par exemple, dont les musées sont présents dans une dizaine de pays.
Aujourd’hui, dans la mouvance anarchiste demandons-nous quelle place a la manifestation de l’art. Cela apparaît bien loin de l’acte militant, comme quelque chose d’accessoire dans le combat politique. Dans ce musée d’Essen, les tableaux présentés l’étaient au milieu d’objets anciens magnifiques venant d’Égypte, de Grèce, ou plus récents, de Bali, mais qui avaient tous des objets du quotidien. Ce côte à côte faisait ressortir à quel point notre vie de tous les jours est pauvre d’objets beaux, non stéréotypés. Nous avons la prétention de construire une société harmonieuse, nous oublions souvent que l’activité artistique est consubstantielle à cette harmonie. L’art préfigure ce que nous voulons. Combien de fois avons-nous repoussé le beau dans nos tracts, nos affiches, nos journaux par une espèce de réflexe militant austère alors qu’ils devraient être aussi beaux que ce que nous voulons. Nous ne pouvons pas être tous des artistes, mais leur place doit être centrale dans nos actions.
Pour finir, on peut dire que la tâche historique de l’anarchisme est de réintroduire l’art dans la vie quotidienne ou, encore plus important, de permettre à chacun de faire de sa vie une œuvre d’art.