Des colères vaines au non : attraper un tout petit bout de la queue du dragon

mis en ligne le 20 mai 2010
Depuis une bonne dizaine d’années, et probablement plus longtemps, peut-être depuis la « crise » sans fin que nous traversons depuis une bonne trentaine d’années, les maltraitances vont bon train à l’égard de ceux qu’on appelle euphémiquement « les plus démunis », les « défavorisés », les « exclus », les « désaffiliés ». Les classes les plus dominées et malmenées par le capitalisme, en d’autres termes les pauvres. Des pauvres souvent contraints, même s’ils travaillent, de s’adresser aux services sociaux.
Dans ces services, et simultanément à l’accroissement de leurs « dossiers », les travailleurs sociaux sont soumis depuis des années à un bombardement idéologique, réglementaire et normatif incessant, où la puissance des techniques informatiques joue un rôle déterminant. Il ne se passe quasi pas un jour sans une nouvelle directive, un rectificatif de procédure, la précision d’un protocole, l’exigence d’un nouveau document justificatif, l’annonce d’une nouvelle norme. La férocité de l’État, tous échelons confondus, envers les allocataires d’une assistance financière publique, appelés aussi « bénéficiaires » – comme s’ils en retiraient indûment de coupables bénéfices – paraît sans limites : réduction des prestations, ordonnances d’application restrictives transformant les requêtes en parcours du combattant, mise au point de logiciels et de programmes pour croiser les fichiers informatiques des administrations dans le but de « lutter contre la fraude aux prestations », hystérie managériale. La liste pourrait s’allonger. Le fait que des membres de la société soient pauvres donne à l’évidence le droit de les piétiner, de les traiter littéralement comme des paillassons. Le tout, évidemment, au nom de grands principes compassionnels dégoulinants d’hypocrisie.
Les travailleurs sociaux sont sommés d’appliquer des normes et des règlements que nombre d’entre eux trouvent iniques ou chicaniers. Certains sont hébétés par le bombardement, d’autres « s’identifient avec l’agresseur », d’autres encore tombent malades, en burn-out, s’en vont chercher ailleurs une niche (au sens économique du terme, pas canin) plus confortable ou changent de métier.
C’est ce que j’ai fait. Assistante sociale dans un service public pendant les quelques dernières années de relatif confort professionnel (pour les employés) et de relative tolérance bienveillante (pour les assistés), j’ai travaillé ensuite dans un centre d’accueil de jour pour « gens de la rue ». Mais je me heurtais de plus en plus souvent à cette tyrannie de la réalité qui veut que, pratiquement, le soutien social et financier aux bénéficiaires passe loin après l’application des règlements. J’étais de plus en plus souvent révoltée par la cruauté du système qu’on me sommait d’appliquer. J’étais atterrée par la floraison de cours, de théories, d’ouvrages spécialisés mis à la disposition des travailleurs sociaux. Tous, ou presque, relayaient comme vérité d’Évangile ce que j’appelais – découvrant des années plus tard que Michel Foucault en parlait dans des termes similaires – « la théorie psy du néolibéralisme », c’est-à-dire toutes les conceptions et techniques comportementales (avec ou sans pincée de cognitivisme). Cette théorie permet de découper une personne en tranches, avec degrés de souffrance, échelles de performances, étapes pour atteindre des objectifs, grilles d’évaluation, notations, et tout et tout. Exactement comme des salariés dans une entreprise compétitive – voyez Orange et la vague de suicides… Au bout d’une bonne prise en charge, le client, le patient, le bénéficiaire doit avoir avancé d’une case ou deux en direction de l’individu productif qu’il doit impérativement devenir, sous peine de rester un « exclu ». J’étais aussi atterrée par la folie des contrats. Pour tout, avec quasi n’importe quel usager, il fallait établir des contrats. Signés en trois exemplaires par la personne concernée évidemment, mais aussi par le travailleur social et son/sa chef. Une méthode révoltante qui propage et matraque la fiction que nous sommes tous égaux devant le contrat, fiction d’ailleurs entretenue à propos de tout contrat de travail entre un patron et son employé. Comme si ma position de travailleuse sociale était équivalente, exactement, à celle d’une personne toxicodépendante et sans logement depuis des mois, à qui l’institution demande un effort précis, sur un point particulier, pour mériter l’aide que l’institution lui concède chichement.
J’essayais parfois d’expliquer ma position. Je lisais des livres, m’inscrivais à des cours. Entamais une formation complémentaire, qui me renforçait encore dans mes convictions hérétiques. J’avais l’impression d’être comme dans les rêves : on parle et aucun son ne parvient aux oreilles des autres.
Tout cela, joint à un conflit syndical déclenché par une décision « rationnelle » de l’autorité subventionnante que je jugeais insupportable et injuste, m’a poussée à quitter définitivement le métier. J’ai rationalisé ma décision, évidemment, parce qu’il faut bien survivre psychiquement. Je me suis reproché d’avoir mis tant de temps à comprendre que je ne devais pas confondre une profession, celle d’assistante sociale payée par des fonds publics, avec un engagement militant contre l’injustice sociale. Nuance de taille, que mon indécrottable naïveté m’avait fait ignorer bien trop longtemps. Je ne devais m’en prendre qu’à moi-même et clore ce chapitre par un abandon de poste.
J’ai trouvé refuge dans ma première profession, également abandonnée quelques années auparavant pour cause de naïveté crasse, puisque j’avais confondu le journalisme, profession intellectuelle vu qu’elle n’est pas manuelle, avec un métier pratiqué par des intellectuels, et la recherche d’informations avec la manifestation d’une soif de connaissances…
Je suis devenue rédactrice dans un mensuel d’information sociale édité par une grande institution sociale de droit public, et destiné aux professionnels de Suisse romande. Je pouvais ainsi joindre mes deux précédents métiers. Il s’agissait de faire quelques reportages sur des réalisations dans des institutions éducatives, de mettre en relief des initiatives originales, et de rapporter sur les incessantes innovations étatiques (fédérales et cantonales) en matière de traitement des assistés, des chômeurs, des requérants d’asile, des personnes soumises à une mesure tutélaire, des prisonniers, etc.
Pas question de dire franchement ce que je pensais de tout ça. Autocensure de règle. Feindre de croire les propos lénifiants des technocrates de l’ingénierie sociale qui présentent, évidemment, toute mesure comme une amélioration, une simplification, une clarification, dont le seul but est de faire le bien, quand ce n’est pas le mieux, des bénéficiaires.
J’ai résisté, si l’on peut dire, environ deux ans. À nouveau, comme dans le journalisme, comme dans le travail social, je me reconnaissais de moins en moins dans ce que je faisais. Une colère sourde grandissait, permanente, difficile à exprimer, qui me faisait subitement sauter à la gorge – métaphoriquement, cela va sans dire – d’une collègue sur un point de doctrine psychologique ou sociologique dérisoire. J’essayais, ici ou là, de contourner la contrainte du consensus, en rédigeant une note de lecture sur un ouvrage un tantinet décoiffant, en cherchant un angle un peu moins soumis pour rédiger un papier, ou en refusant franchement de traiter certains thèmes (les contrats de prestation, les « systèmes qualité », le dithyrambe des contre-prestations, par exemple). Insuffisant, à l’évidence. Le spectre de la précarité (retrouverais-je un travail à mon âge ?), la peur d’être « mal vue », d’être prise pour « une mauvaise professionnelle », pesaient de tout leur poids. On a beau se croire un esprit fort, la violence institutionnelle est là.
Un jour, une idée m’est venue autour de la question : « Comment les assistants sociaux pas encore trop hébétés par le tapis de bombes institutionnel font-ils pour survivre ? Il doit bien y en avoir quelques-uns qui s’écartent un brin des normes et des procédures… » J’étais convaincue que les travailleurs sociaux bricolent pour tenir, en tout cas ceux qui sont conscients de la dérive de leur métier. C’est ainsi que j’ai coordonné avec mes collègues un dossier intitulé « Éloge du bricolage ». À partir d’une très légère référence à Edgar Morin, chantre de la « complexité » si appréciée des élites, j’ai interrogé des travailleurs sociaux sur leurs pratiques de survie au quotidien, leurs petits arrangements pour sortir de situations dramatiques, leur utilisation habile des contradictions entre les innombrables directives. Des révélations minimes, mais déjà tellement terribles dans le climat institutionnel ambiant que certains ont refusé de me répondre. Le sentiment du devoir de fidélité à l’État est bien ancré dans cette catégorie professionnelle.
Pour moi, c’était le début de la sortie de la colère vaine. Je me reconnaissais de nouveau dans ce que je faisais, même si la réalisation était encore timide, modeste, presque anodine.
Collègues et rédactrice en chef n’y ont apparemment rien vu de grave. Mais le directeur de l’institution ne s’y est pas trompé, lorsqu’il a reçu l’exemplaire imprimé. Si un magazine d’information sociale financé par une autorité politique se met à rapporter ce qui se passe vraiment, toutes les tentatives de faire passer pour normales, et souhaitables, les maltraitances institutionnalisées érigées en règles incontestables sont réduites à néant. D’ailleurs, toutes ces mesures et réformes ont été développées par des organismes aussi respectables que l’OCDE, qui a théorisé l’aide sociale comme trappe à pauvreté, les « mesures actives », les droits et les devoirs, le workfare plutôt que le welfare, les contre-prestations, etc. Le directeur a donc fait mettre 3 000 exemplaires du magazine au pilon, et a ordonné sa réimpression, amputé de quatre pages. Cela pour deux paragraphes qui lui étaient insupportables. La rédactrice de l’article et sa cheffe ont été gratifiées officiellement d’un blâme… Et ordre de ne pas parler de censure !
L’épisode a laissé des traces. La cheffe du service, chargée de la communication de l’institution et porte-parole, a demandé à relire le journal avant parution, critiquant nos titres, « pas assez optimistes », ou prétendant corriger des citations tirées d’un travail universitaire, les jugeant trop orientées politiquement. J’ai renoncé lorsque mes collègues eux-mêmes se sont méfiés de tout ce que je pouvais écrire, craignant pour leur poste. Je suis partie, mieux valait encore le chômage. Quelques mois plus tard, le magazine était supprimé, pour des raisons d’économie.
J’ai encore une fois changé de métier, et quitté définitivement le social. Mais je n’ai pas cessé de m’y intéresser. Le tapis de bombes continue de ravager le paysage de l’aide sociale, au sens large. Ce sont les révisions successives et à la baisse de l’assurance vieillesse et survivant (AVS, rente minimum par répartition, très au-dessous du minimum vital), de l’assurance invalidité (AI, aux conditions de plus en plus contraignantes), de la loi sur l’assurance-chômage et les indemnités (Laci), de la loi sur la prévoyance professionnelle (les rentes vieillesse par capitalisation, censées compléter l’AVS), sur l’assurance maladie, la généralisation des contrôles contre les « abus », l’engagement d’enquêteurs pour traquer les fraudeurs – leur cahier des charges précise que s’ils ont une formation complémentaire de détective privé, c’est un atout –, la mise au point de programmes informatiques permettant de contrôle de chaque « acte » du travailleur social dans la prise en charge des usagers, les dénonciations et autres signalements de suspects, les sanctions, les suspensions d’aide, les plaintes pénales et amendes diverses en cas de versement « indu », etc. Et toujours la question : mais comment les travailleurs sociaux, formés pour aider, assister, soutenir, déployer toutes sortes d’actions positives et imaginatives, peuvent-ils vivre le manque de moyens, de temps, de ressources ? On leur demande de reloger des gens expulsés de leur appartement : il n’y a pas d’appartement libre, d’ailleurs les régies ne veulent pas louer à des assistés. On leur demande de trouver des places en foyer pour des enfants en danger : les foyers sont pleins et on a plus ou moins fermé les foyers d’urgence. On leur demande de soutenir les malades psychiques à la sortie de l’hôpital. Il n’y a pas assez d’encadrement à l’extérieur, les patients sont lâchés dans la nature et rechutent. On leur demande de « réinsérer » par le travail des gens que personne ne veut engager. D'ailleurs, les emplois manquent et, s’ils en trouvent un, leurs salaires sont si faibles qu’ils doivent continuer à émarger à l’aide sociale. Etc.
Mais voilà, il y a les hasards de la vie ! Aujourd’hui, des travailleurs sociaux, en lien avec plusieurs syndicats, ont décidé de parler des conditions réelles de l’exercice de leur métier. Ils ne veulent plus être confinés dans la colère vaine et la plainte. Plutôt que d’en rester à se raconter leur malheur entre eux, l’envie naît de faire exister leur parole dans l’espace public. J’y participe, comme syndiquée, et j’espère pouvoir jouer le rôle de porte-plume. L’idée est d’interviewer des travailleurs sociaux sur les transformations de leur métier. Ils ont appris quelque chose pendant leur formation et voilà qu’ils doivent pratiquer tout autre chose, souvent contraire aux règles déontologiques qu’on leur a enseignées, qui sont au fondement du choix de leur profession.
Enfin, il y a moyen d’attraper un tout petit bout de la queue du dragon. Même s’il ne sera pas vaincu, c’est une manière essentielle de sortir de l’hébétude du bombardement, de défendre une dignité, de retrouver la possibilité d’un choix. La colère cesse d’être vaine, elle devient un refus collectif de l’état des choses existant. Peut-être même débouchera-t-elle sur de la politique. C’est une nouvelle aventure.

Diane Gillard, journaliste de Lausanne (Suisse)


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