Nature : l’effet boomerang

mis en ligne le 5 juin 2010
Il serait difficile de nier la réalité d’une crise financière, immobilière, économique. Il est plus ardu, pour beaucoup, d’admettre l’existence d’une crise sociale. Mais s’il est un aspect magistralement occulté par de nombreux observateurs, c’est bien la composante écologique. Et à double titre. D’une part, la question écologique est, sinon niée, du moins minimisée en tant que telle (contrairement à ce que certains peuvent penser), devenant un simple objet de « craintes irrationnelles ». Mais surtout, l’analyse évacue ce problème écologique en tant que cause – parmi d’autres – de la crise actuelle, et notamment financière. Or le coût du saccage de la planète va devenir exorbitant, sans parler des dégâts irréparables.
Depuis une trentaine d’années, les crises financières se sont succédé régulièrement (Thaïlande, Indonésie, Corée, Russie, Japon, Argentine…). Alors que le monde commençait à s’enfoncer dans un marasme économique, les gouvernements, piégés par la loi du profit à court terme, s’acharnaient au sauvetage des banques et de l’industrie automobile, reléguant la crise écologique au second plan. Malgré les avertissements, le système capitaliste, visant à maintenir les privilèges et définissant la dilapidation et le gaspillage comme la norme, a continué à surexploiter les ressources. Mais avait-il réellement le choix ?

Lourd bilan écologique… et financier
Quel sera – quel est déjà – le coût nécessaire à la restauration des fonctions environnementales, de la biodiversité, des services écologiques que rendaient la nature (cycle de l’eau, production d’oxygène, reconstitution des sols, pollinisation, régulation du climat, etc.) ? Qui peut chiffrer les conséquences – directes ou indirectes – de l’industrie pétrolière (explosions souterraines pour déceler les réservoirs anticlinaux susceptibles d’héberger du pétrole, accidents liés aux forages, incendies de puits, marées noires, dégazages sauvages, molécules toxiques pour la faune et la flore dans le périmètre des raffineries, fuites dans les stations-service, etc.), de l’automobile (milliers d’hectares de terres agricoles sacrifiées sous les infrastructures – routes, autoroutes, aéroports –, gaz d’échappement, carcasses, hécatombe d’animaux provoquée par la circulation, etc.), de l’industrie de la viande (des experts avancent que les gaz à effet de serre dégagés par l’industrie de l’élevage dépassent ceux émis par par les voitures), des incendies de forêts, dont l’armée est souvent à l’origine (mise en sécurité des zones calcinées, réhabilitation des zones boisées), des cendres ultratoxiques des incinérateurs jetées dans les terres de remblai, au risque de souiller les nappes phréatiques par percolation, des résidus boueux saturés de métaux lourds provenant des stations d’épuration et déversés sur les terres agricoles, et même des ordinateurs (en combinant le coût énergétique de leur fabrication à celui d’une durée d’utilisation moyenne de trois ans, deux chercheurs parviennent à la conclusion que l’ensemble des ordinateurs du monde consomment autant d’électricité que le Brésil et ses 190 millions d’habitants : vive la civilisation de l’immatériel !) ? Et de tant d’autres innocentes activités humaines ?
Quel sera le montant de la facture à régler pour les prétendues solutions de l’avenir ? Le véhicule électrique, par exemple, miracle des transports pour lesquels des milliards sont investis (4 milliards d’euros par l’État jusqu’en 2020), alors que seule une fraction dérisoire de la population pourra se l’offrir. Et le lithium, indispensable au moteur électrique, pose de sérieux problèmes géopolitiques, industriels et écologiques. À tel point que l’Institut de recherches Meridian reconnaît qu’« il serait irresponsable de détruire ces régions (Andes et Tibet) pour un matériau qui ne peut être produit en quantité suffisante que pour un marché de niche ». Et le nucléaire ? L’EPR de Finlande a trois ans de retard et coûtera 3 milliards de plus que prévu, celui de Flamanville a un an de retard et coûtera un milliard de plus. Et ce n’est qu’un début.
Face à la prise de conscience de la dégradation de l’environnement et à la pression de l’opinion publique, les dirigeants économiques et politiques sont conduits à mettre en œuvre des politiques nouvelles, à modifier des orientations, des pratiques : lutter contre les pollutions, nettoyer de nombreux sites contaminés, réduire les émissions de gaz à effet de serre pour atténuer les dérèglements climatiques, assurer la reforestation, améliorer les économies d’énergie (isolation des bâtiments résidentiels et commerciaux, redéfinition des modes de transport, etc.), augmenter la part des énergies renouvelables, remédier à l’érosion des terres arables, exploiter de nouveaux gisements d’énergie de moins en moins rentables, gérer des déchets souvent toxiques, démanteler les centrales nucléaires, approvisionner en eau les régions touchées par le stress hydrique, construire des digues pour faire face à la progression des mers et des océans, prendre en charge les réfugiés climatiques, etc. Et qui évaluera le coût écologique et aussi financier de la disparition des abeilles, de la prolifération des OGM ou des nanotechnologies ?
Or ces objectifs, ces travaux, ces techniques sont gourmands en investissements très lourds et en argent frais. Robert Costanza avait publié une étude en 1997 dans laquelle il montrait que le prix des services rendus par l’ensemble des écosystèmes équivalait au double du PIB mondial, soit 33 000 milliards de dollars à l’époque. Le rapport Stern, paru en octobre 2006, évaluait l’impact des changements climatiques sur l’économie mondiale en cas d’immobilisme : 5 500 milliards de dollars. Le rapport d’étape de la Commission européenne indique que la dégradation des écosystèmes peut nous coûter 7 % du PIB mondial chaque année, dès 2030. Quand bien même aucun de ces chiffres ne serait confirmé ultérieurement dans leur précision, ils fournissent une idée assez claire de ce qui nous attend.
Par ailleurs, selon le Programme des Nations unies pour l’environnement, les investissements en matière d’énergies « propres » devraient atteindre 1 900 milliards de dollars d’ici 2020. Et ce n’est qu’une petite partie du problème. En outre, ces énergies renouvelables ne sont pas exemptes de perturbations écologiques (les cellules photovoltaïques nécessitent des produits chimiques polluants, tel le silicium, la biomasse engendre des gaz nocifs pour l’atmosphère, l’hydraulique endommage les écosystèmes…). D’où de nouvelles saignées ultérieures dans les budgets déjà malmenés des États, des collectivités territoriales, aggravant encore la crise financière.
Parce que si un business écolo existe, il prospère exclusivement pour la bonne santé des grandes entreprises, l’argent public assurant l’essentiel des dépenses. La dépollution est une affaire très lucrative dont les pollueurs ne sont pas les derniers à profiter. Et le marché des droits à polluer a favorisé spéculation et irrégularités, au détriment des petites entreprises et des ménages… sans régler le problème du carbone. Mais en permettant aux plus gros pollueurs de s’« éco-blanchir » (le nombre de messages liés à l’environnement a quintuplé depuis trois ans !). Un autre exemple, entre mille : 20 milliards d’imprimés, un million de tonnes, 40 kilos par habitant, c’est l’avalanche de prospectus publicitaires qui tombe chaque année dans nos boîtes aux lettres. La facture de ces déchets à traiter s’élève à 120 millions d’euros, dont 85 % à la charge des collectivités locales, c’est-à-dire du contribuable, confirmant le principe pollué-payeur (en outre, il faut abattre 17 eucalyptus sud-américains pour sortir une tonne de papier). Le vieux principe « privatisation des bénéfices-socialisation des pertes » étant plus que jamais en vigueur, faut-il s’étonner que la dette mondiale des États grimpe à 45 000 milliards de dollars (multipliée par deux et demi en dix ans) ?
On se souvient, par ailleurs, qu’au moment où surgissait la crise des subprimes au cours de laquelle des salariés américains de plus en plus pauvres durent emprunter pour se loger, le prix du pétrole et celui des aliments explosaient, et pas seulement pour raison de spéculation. Également parce que le système cherchait à pallier la raréfaction du pétrole par l’affectation de terres à la production d’agrocarburants.

Changer radicalement… et vite
Les investissements désormais consentis auraient dû l’être beaucoup plus tôt. Nous avons perdu un temps considérable. Le report des coûts cachés sur les générations futures masquait l’insoutenabilité du modèle « occidental ». Fatale fuite en avant du productivisme, la dette écologique et la dette financière s’alimentaient mutuellement. Aujourd’hui, l’influence sur l’économie de la raréfaction des ressources et des dégâts écologiques crève les yeux. Encore faut-il les ouvrir !
Dans sa quête effrénée de biens matériels, dans sa croyance en une société d’abondance fondée sur l’essor sans frein des forces productives, dans sa prétention à adapter la réalité physique aux diktats de l’économie, dans son rêve de dominer la nature, l’homme, si prompt à se rassurer sur ses capacités à réparer les dégâts qu’il commet, est finalement rattrapé par les lois de la physique, de la chimie, de la vie avec lesquelles il ne transigera pas. Il s’agit bien d’une crise structurelle, inédite dans l’histoire de l’humanité par son caractère multiforme et dans la mesure où la mondialisation conduit à toucher l’ensemble des continents. Et cette crise condamne sans appel le système économique actuel.
La solution n’est évidemment pas, comme le prônent la plupart des experts, dans une relance de la consommation. Elle n’est pas seulement, non plus, dans la sortie du capitalisme et l’instauration de nouveaux rapports de production. Elle est aussi dans une redéfinition de la nature et du volume de cette production par les populations elles-mêmes, et nécessairement dans le sens d’une autolimitation collective – potentiellement émancipatrice – des besoins. Parce que si l’homme peut, dans une certaine mesure, déplacer les limites, il ne s’en affranchira jamais. Ne pas réagir rapidement et massivement ouvrirait une voie béante aux solutions autoritaires comme réponse à l’urgence écologique.