L’esprit de Philadelphie

mis en ligne le 5 juin 2010
Ce titre m’est inspiré par le dernier livre, éponyme, du grand juriste du droit du travail Alain Supiot. Cet auteur nous rappelle que c’est dans cette ville, le 10 mai 1944, qu’a été proclamée la première Déclaration internationale des droits à vocation universelle. Il s’agissait de créer un nouvel ordre international fondé sur le droit et la justice, cette déclaration concernant les buts de l’Organisation internationale du travail (OIT). Dans la foulée, on eut les accords financiers de Bretton Woods et la création de l’ONU, puis, en 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Ô tempora, ô mores, les temps ont bien changé. Depuis environ trente ans, les finalités et valeurs d’un monde respectueux de la dignité humaine et de la justice sociale, finalités proches de celles procurées par le Conseil national de la Résistance en France, et qui présidèrent à la mise en place dans notre pays d’un état-providence et lancèrent la période des « Trente glorieuses » (1945-1975), ont été éradiquées par le libéralisme moderne. Ce dernier repose sur une foi aveugle dans la perfection du marché autorégulateur qui harmonise spontanément les intérêts et affecte au mieux les ressources. Il n’y a rien de mieux que « l’ordre spontané du marché » (Hayek), que l’ouverture totale des frontières aux échanges internationaux, laquelle permet à chaque pays de faire valoir ses « avantages comparatifs » chers à Ricardo (devenus « compétitifs » dans la novlangue actuelle) dans la division internationale du travail, que la libre circulation des capitaux à l’échelle planétaire qui permet d’allouer l’argent disponible aux investissements les plus utiles (lire rentables). La chose a été « démontrée scientifiquement » par la théorie de l’équilibre général, devenue la science économique « normale » (Kuhn) en économie. Mais seulement à certaines conditions (par exemple, information pure et parfaite, homogénéité des préférences – c’est-à-dire que les consommateurs ont tous la même psychologie –, réversibilité des investissements – le temps ne compte pas –, rationalité des opérateurs, transparence, atomisme des agents, absence de contraintes sur les échanges, etc.). Les journalistes et les politiciens oublient de signaler ces conditions qui ne sont évidemment jamais réalisées dans la réalité.
à cette fumeuse théorie s’est ajoutée la théorie du primat de l’offre sur la demande (resucée de l’idiotie de J.-B. Say : « Les produits s’échangent contre les produits »), propulsée par l’école de Chicago fondée par Milton Friedman, l’économiste préféré de Reagan, Thatcher et… Pinochet. En gros, il s’agit de libérer totalement l’offre, c’est-à-dire les entreprises, de toute contrainte étatique : pas de contrôle des prix, pas de Smic, pas de freins aux licenciements, pas d’intervention monétaire créatrice d’inflation, ouverture des frontières, etc., Il faut aussi limiter le rôle de l’État à la fonction de « veilleur de nuit » et supprimer les services publics et sociaux. Ces bonnes préconisations ont été reprises par tous les gouvernants et tous les « organes » (au sens de Soljenytsine) de la planète. Notamment par le FMI, la Banque mondiale qui imposèrent aux pays en difficulté le fameux consensus de Washington.
La crise mondiale commencée à l’automne 2007, aurait dû faire justice de toutes ces balivernes car elle a montré dans la pratique qu’il n’y avait aucune perfection, encore moins automatique, des marchés. Eh bien, non, cela repart comme en 40 malgré les gesticulations des gouvernants au G 20 et les rodomontades de Nicolae Sarkozescu contre les banquiers et la phynance. On continue donc à séparer l’économique du politique, le matériel de la morale ou du spirituel, à nier les besoins des populations et des travailleurs (logement, santé, emploi, éducation et formation, cadre de vie, organismes de défense de leurs droits comme les syndicats, sécurité contre les aléas, dignité) et à détruire la planète pour cause d’accumulation sans frein et de maximisation des profits.
Supiot (de Satan, aux yeux des libéraux) montre bien comment l’Europe en est arrivée aux extrémités libérales. Il observe que le libéralisme s’est transformé en dogmatisme idéologique très éloigné des considérations de la vieille économie politique de ses fondateurs comme Adam Smith ou John Stuart Mill. Ce mouvement s’est évidemment lancé parce qu’il y avait des intérêts sordides bien ancrés pour certains acteurs (les multinationales, les financiers, les experts, les « réservoirs de pensée », etc.) et parce que les politiciens n’ont jamais fait que de se dépatouiller, le nez au vent des problèmes qu’ils avaient eux-mêmes créés, notamment en adoptant les vues des économistes libéraux. Les gouvernants ont suivi la révolution reaganienne en déréglementant à tout va pour créer les conditions du « marché total » dans tous les domaines.
Comme Supiot le montre, la création de l’étau économique (l’ouverture totale et généralisée des économies dans les marchés de biens, de marchandises et de capitaux à l’international en constitue la première mâchoire, et la prégnance des États nationaux pour le social, le fiscal ou l’environnemental locaux, la deuxième mâchoire) a reposé sur l’accroissement du rôle national des États et sur la transformation du droit en instrument manipulable au service d’intérêts particuliers. Cet étau a conduit directement à l’emprise et à la généralisation du moins-disant dans tous les domaines : social, fiscal, environnemental, etc. Il a mis tous les peuples de la Terre en compétition les uns avec les autres de façon que tout le monde se trouve sur un toboggan où on ne peut ni s’arrêter ni freiner avant de tomber dans le trou où il débouche.
Le droit a perdu sa référence à des valeurs comme la justice, l’égale dignité des hommes ou la protection des plus faibles. Les idéologues ont au contraire postulé l’affaiblissement de l’état et même la disparition de la politique (Fukuyama). Ils ont, du reste, tout fait pour que la prophétie se réalise au niveau international puisque des organes experts, dépourvus de la moindre légitimité démocratique (Commission européenne, OMC, FMI, organes de normalisation, notamment comptables, etc.), propulsent de nouvelles dérèglementations qui constituent la nouvelle réglementation libérale au profit des acteurs économico-financiers. Et chaque fois que les peuples ont dit non, comme ce fut le cas en France lors du référendum sur le traité constitutionnel européen, refusé à 55 % des voix en 2005, les gouvernants se sont arrangés pour violer leur souveraineté.
Dans le cadre de l’étau économique mondial mis en place, effectivement l’État local a perdu du pouvoir. Cela a été compensé par son renforcement à l’échelon national. En effet, il faut un état fort et peu démocratique pour imposer aux peuples les restrictions de son rôle social et donner de nouvelles lois qui les forcent à s’y plier. C’est pourquoi on a observé que moins l’état est protecteur pour s’adapter à la concurrence internationale en étant « compétitif », plus il devient répressif vis-à-vis du commun des mortels et indulgent envers les criminels en col blanc. Mais l’état local, de plus en plus centralisé et autoritaire comme on le voit en France avec la présidence bonapartiste de Zébulon Ier, est malin ; il a camouflé l’extension de ses pouvoirs par la mise en place de prétendues « autorités » indépendantes (par exemple, la Commission de régulation de l’énergie ou la Haute autorité de la santé, etc.) dont il organise la composition, définit le rôle et nomme les membres… Et il se défausse de ses responsabilités en disant : ce n’est pas moi, c’est l’Europe, c’est l’OMC, etc.
En fait, l’état n’est pas moins fort qu’avant au plan local ; il a été tout simplement privatisé, comme le droit. Ce n’est pas étonnant car en France les grands serviteurs de l’état ont fait place aux avocats d’affaires et aux états-Unis, depuis longtemps, les sphères du pouvoir sont envahies par des banquiers et soumises aux lobbys en tout genre (notamment des labos pharmaceutiques et des assureurs). Le droit n’est plus édicté en fonction du bien public et de l’intérêt général ; il est instrumenté en faveur des milieux privés et des riches. De ce point de vue, les trois premières années de la présidence de Gnafron Ier sont particulièrement éclairantes : extension du bouclier fiscal pondu par l’hipponyme Galouzeau de Villepin, suppression de l’impôt sur les successions et les donations et de la taxe professionnelle, diminution des cotisations sociales des entreprises, crédits d’impôts pour l’accession à la propriété, travail en plus pour gains en plus (heures sup détaxées), une vingtaine de petits impôts supplémentaires pour le vulgum pecus, réformes, au profit de gestionnaires nommés, des hôpitaux et des universités, déremboursements de sécurité sociale, réforme du droit du travail (bientôt des retraites), giclées ininterrompues de lois répressives (droit pénal), mise en place d’un gouvernement bis de conseillers de l’Élysée, future suppression du juge d’instruction avec mise au pas du Parquet, etc. De façon générale, il y a simultanément privatisation du droit et augmentation des pouvoirs de l’exécutif (l’augmentation des droits du Parlement, comme les faits le prouvent, est un faux-semblant), personnalisation du pouvoir via un aréopage de fidèles et les nominations de féaux aux postes de responsabilité (avec limogeage de ceux qui ne plaisent plus ou auraient failli dans l’application des directives sarkoziennes). Entre 2002 et 2008, 30 milliards ont été ainsi sortis des impôts dont 20 en faveur des riches.
Supiot nous rappelle que les grands penseurs du politique, comme Hobbes, avaient bien montré que la société civile ne peut s’installer dans la durée sans assurer la paix, la sécurité, la justice et le bien commun. Dans ce cadre, le droit est essentiel car il est le moyen primordial de la puissance souveraine et publique pour faire respecter et développer un pacte social suffisamment juste pour faire l’objet du consensus des citoyens. Quand il n’y a pas d’instance arbitrale, tierce et neutre, à la fois politique et juridique, au-dessus des parties, comme l’a vu Hobbes, il n’y a pas de société civile. Il n’y a que la « guerre de tous contre tous » où « l’homme est un loup pour l’homme », il n’y a qu’une juxtaposition de sauvages en compétition dans le struggle for life cher à Spencer et aux racialistes. Eh oui, en privatisant le droit et en le cassant, les libéraux ont en fait réinstitué une jungle darwinienne. C’est pourquoi ils parlent de « gouvernance », comme dans une entreprise, et non de gouvernement, de « régulation » (terme sociologique, depuis la catastrophe) et non de réglementation (terme juridique). Ces termes évacuent le politique comme instance suprême de la société civile et le droit comme règles pour les rapports sociaux et le bien commun.
Supiot ne dit pas qu’en réalité Hayek a perdu la partie libérale ; il ne jurait que par l’ordre spontané du marché et aussi la quasi-disparition de l’État. Le vainqueur, c’est « l’ordo-libéralisme » inventé par les Prussiens (au sens figuré) dans les années trente. Cette doctrine disait clairement que l’État, le pouvoir politique devaient imposer juridiquement un ordre favorable à la liberté économique des renards libres dans les poulaillers libres. Et elle est devenue après la guerre la clef de « l’économie sociale de marché » chère à Ehrard (humanum est). Depuis, au sein de l’UE, les Teutons se battent pour imposer cette conception. Cela tombe bien car elle converge avec celle des anciens pays de l’Est ralliés à l’UE à qui mieux mieux avec l’élargissement de l’Europe, au lieu de son approfondissement et de sa transformation en vrai État fédéral. Cela sied bien aussi au cheval de Troie anglo-saxon et hyperlibéral qu’est le Royaume-Uni (le scorpion britannique associé au calamar géant US) depuis son entrée dans la communauté. On peut donc dire que l’élargissement et les traités libéraux (ensuite poussés par les entrants en provenance de l’Est qui sont aujourd’hui la majorité des 28 membres de l’UE) ont forgé l’Europe purement économique et ultralibérale que nous connaissons.
À la différence du libéralisme politique, fondé sur la démocratie et l’État de droit respectueux des libertés et sécurités des individus, le libéralisme économique repose sur le dogmatisme, le culte du progrès et sur l’instrumentation du droit. En face, le communisme, qui s’est effondré en 1989 (Mur de Berlin) et en 1991 (disparition de l’URSS), est analogue : scientisme, progrès des « forces productives », dogmatisme marxiste, suppression du droit individuel au profit des gouvernants. Ce sont donc des frères jumeaux. Il n’est pas surprenant qu’avec la disparition du socialisme collectiviste en Europe, ils soient devenus siamois. Les dirigeants de l’Est n’ont fait que changer de dogmatisme sans abandonner leur conception utilitariste de l’ordre juridique manipulable à volonté pour favoriser les desseins des gouvernants. Cela convenait aux vues des gouvernements libéraux et de socialisme en peau de lapin de l’Ouest et aux approches thatchériennes des Gibbies, reprises par Blair, le fidèle toutou de Bush. Du reste, Thatcher l’aurait dit : on lui aurait demandé sa plus grande réussite ; elle aurait répondu Blair. Cela correspondait aussi aux idées des socialistes français comme les Fabius, les DSK et autres Delors (en barre).
Exit donc le programme de Philadelphie et celui du CNR dont l’ex-maoïste Kessler demande la destruction. Car, vous l’aurez noté, les nouveaux maîtres socialistes ou libéraux sont souvent des anciens collectivistes ou apparatchiki reconvertis en oligarchie et dirigeants d’entreprises privatisées, par exemple en France ou en Russie. Les pauvres Russes, après soixante-dix ans de communisme, ne comprenaient rien à l’essence du droit ; les Occidentaux leur ont alors fourgué leur nouvelle conception instrumentale de cette instance fondée sur la morale de la dignité humaine et de l’intérêt général. Ce fut pratique pour offrir à prix cassé les anciens combinats aux oligarques et aux financiers européens. Bon appétit, messieurs…