Orange stressée

mis en ligne le 16 juin 2010
« Voilà enfin la fin d’un long calvaire. J’en pouvais plus tu sais d’être dans cet enfer à passer des heures devant un écran comme un vrai pantin mécanique devant l’acharnement de certains à nous laisser crever comme des chiens. Cette bande de charognards m’a vraiment poussé à bout. Si seulement mon geste pouvait servir à quelque chose, mais j’en doute, c’est plus la politique actuelle. » Extrait d’une lettre d’un suicidé de France Télécom, dans Orange stressé, le management par le stress à France Télécom d’Ivan du Roy. Ce livre, le second que nous citerons sur les entreprises qui deviennent des esquisses de totalitarismes, raconte France Télécom. D’abord branche des PTT, elle lance le renouveau téléphonique français à partir de 1975. Mais le libéralisme rôde. France Télécom est séparée de La Poste (à qui la privatisation pend aujourd’hui au nez). Gouvernement de gauche ou de droite, Rocard et d’autres poussent à la roue : on privatise France Télécom. Décidés à écœurer les dizaines de milliers de fonctionnaires recrutés dans l’esprit du service public et de l’intérêt général qui s’accrochent à leur poste, les actionnaires arrachent ces gens, en moyenne âgés d’une cinquantaine d’années, à leurs métiers pour les jeter dans les call centers. Là, des ingénieurs, des comptables, des informaticiennes, des électroniciens doivent réciter un script, le même quelle que soit la situation du client qui appelle. Il faut vendre à tout prix, sous la surveillance des petits chefs qui écoutent les appels et comptabilisent les voyages aux toilettes. Sous l’empire de la novlangue : « Êtes-vous Orange à l’intérieur ? » « Nous osons penser et agir différemment. Nous challengeons [sic] les situations avec pertinence et regardons loin devant. Nous donnons de la couleur à nos façons de faire. Notre énergie est constructive et tournée vers l’avenir. Nous nous appuyons sur nos forces pour repousser nos limites. Notre enthousiasme et notre optimisme sont communicatifs. » Bref, nous n’appartenons ni à la race des seigneurs, ni à l’avant-garde du prolétariat, mais c’est tout comme.
Le pire de la novlangue n’est évidemment pas qu’on l’utilise, mais qu’on y croit. Dans Soleil capitaliste, entretiens au cœur des multinationales d’Isabelle Pivert (aux Éditions du Sextant), l’auteur, HEC, interviewe d’autres HEC, nichés au sein d’entreprises performantes : on ne parle plus du jeune qui en veut et se fait escroquer par la promesse de devenir cadre, on ne parle plus de l’expert aveuglé par sa spécialisation et coulant à pic dès qu’on le jette dans un univers construit pour qu’il s’y brise ; on parle des prédateurs conscients. Bien informés, agiles intellectuellement, rompus à suivre de manière réaliste l’évolution du monde. Voici leur réponse à une question sur la prise du pouvoir par l’économie : « Ce qui est optimum pour la création de valeur n’est pas forcément optimum pour la redistribution de cette valeur. (Au contraire, cela peut accentuer des déséquilibres, des effets boule de neige ; ceux qui sont pauvres sont de plus en plus pauvres et ceux qui sont riches sont de plus en plus riches. C’est en cela que des mécanismes de régulation sont nécessaires. L’optimum économique ne produit pas ipso facto un optimum politique. » Cet homme, qui a compris que la lutte des classes existe, mais qui mourrait plutôt que de le dire, que va-t-il répondre à une question, pourtant mollassonne et réformiste : « Les altermondialistes essaient d’améliorer dans le sens de la vertu le système de la globalisation : est-ce une utopie selon vous ? »
« De nouveau, leur capacité d’action va être proportionnelle à leur capacité de coordination. Ce n’est pas l’intelligence des arguments ou l’attrait des projets qui vont compter autant que cette capacité à avoir une plateforme pour agir de manière concertée sur différents sujets. Actuellement, je ne vois pas les altermondialistes développer cette capacité de coordination. »
Traduit en français : la maison brûle, par ma faute entre autres, je le sais, tu as raison quand tu me le dis, mais tant que tu n’auras pas la force de me contraindre à aller chercher un seau d’eau, je la laisserai brûler parce que j’y fais griller mon petit méchoui personnel.
Concluons avec un concentré de salopard, un Gérard S. qui gère un fonds d’investissement : le métier même qui, aux ordres des super-riches, a récemment mis l’économie par terre. Isabelle Pivert lui pose une question sur la spéculation à court terme, il répond : « La généralisation des nouvelles caisses d’actifs, ce qu’on appelle les contrats de private equities. Ce ne sont pas des particuliers, mais des grosses fortunes, quelques fonds de pension, mais surtout des grosses fortunes américaines, anglaises, françaises, qui confient à de fines équipes de spécialistes des sommes énormes. Ces spécialistes font l’acquisition de grandes entreprises dans le but de les revendre au bout de trois ou quatre ans. Leur but est de réaliser les plus-values les plus élevées possible. Je ne sais pas ce que ça va entraîner sur le plan social car leur but, c’est de faire cracher l’entreprise et si on caricature c’est d’arrêter la recherche, tout ce qui est investissement à long terme, de virer le plus de gens possible, de faire en sorte que les profits soient à court terme les plus élevés possible et ensuite de revendre. »
Gains individuels des membres de ces fines équipes, selon Gérard S. ? Plusieurs dizaines de millions d’euros en trois ans.