C.F.D.T… Bas les masques !

mis en ligne le 24 mars 1983
Enlisés dans la crise mondiale, les États européens sauvegardent leur économie tant bien que mal. Et dans ce climat de marasme, un élément primordial nous interpelle : la crise du mouvement ouvrier.
La crise économique a infligé aux travailleurs de lourdes défaites : les licenciements, l'austérité, le chômage ont atteint par usure leur combativité. De plus, les mutations technologiques ont modifié le tissu social en morcelant la classe ouvrière et en introduisant une partie nouvelle de travailleurs caractérisée soit par ses capacités techniques de production, soit par sa précarité (intérimaires…). Nous assistons de ce fait à la multiplication des séparations catégorielles ou sectorielles, ce qui privilégie le corporatisme et le repli sur soi. Un troisième aspect de cette crise du mouvement ouvrier international réside dans l'effondrement des modèles, des objectifs de transformation de la société. Enfin avec l'intégration des centrales syndicales dans les rouages de l'État, tout cela concourt à ce que la crise économique soit vécue comme une fatalité.
Dans ce cadre, l'émergence de Solidarnosc revêtait une importance particulière. Solidarnosc insufflait une nouvelle vigueur à un syndicalisme de classe, indépendant de l'État et des partis politiques. Un large courant de ce syndicat fonctionnait de manière démocratique, critiquait la bureaucratie (y compris syndicale) et optait pour des moyens et des finalités autogestionnaires. Un débat sur le contrôle ouvrier et l'autogestion pouvait ainsi être favorisé au sein du mouvement ouvrier international et éventuellement le redynamiser.

CFDT… opportunisme et paradoxes
La CFDT se fit dès lors le meilleur promoteur du syndicat polonais en France. Les différentes actions qu'elle mena en faveur de Solidarnosc trouvèrent leur conclusion dans une collecte massive rapportant deux cents à trois cents millions d'anciens francs. Selon des Polonais exilés, et membres par ailleurs des comités Solidarité avec Solidarnosc, cet argent aurait été remis à l'Église polonaise et distribué sans contrôle réel, voire de manière partiale.
Appuyée par Force ouvrière et la CFDT, la direction cédétiste ira plus loin. Rassemblant des exilés membres du syndicat libre polonais, la Coordination Solidarité à Solidarnosc avait été accueillie bras ouverts par Edmond Maire, qui lui octroya un local dans le siège parisien de sa confédération, rue Montholon. Or, à la suite de dissensions internes et après qu'un de ses membres les plus radicaux et actifs ait été calomnié (nous voulons parler de Kowalewski), la Coordination s'est vue contrainte, par la CFDT, de quitter les locaux mis à sa disposition. En même temps, la direction cédétiste prenait position (contrairement à Kowalewski et beaucoup d'autres) pour les forces les plus à droite, qui prônent en Pologne l'entente avec la junte. Déjà à l'occasion du 10 novembre (date retenue par la direction clandestine de Solidarnosc pour appeler à la grève), la CFDT ne fit rien pour organiser une manifestation d'envergure à Paris. La centrale mondiale des syndicats catholiques, liée au Vatican, y serait-elle pour quelque chose ?
Le paradoxe de la CFDT réside dans son discours faisant à la fois référence à l'autogestion, à la critique de la bureaucratie et aux "nouvelles" solidarités, et à des pratiques plus que douteuses : outre les ambiguïtés dont elle a fait preuve à l'égard de la Coordination Solidarité avec Solidarnosc, la CFDT, à l'image de la CGT, n'a pas hésité à exclure des militants et des sections entières jugées « hors ligne » (section BNP de Paris, Usinor-Dunkerque, section PTT du Rhône, etc.).
Edmond Maire donne le plus parfait écho de ce flou entretenu par la direction de sa confédération. Lors de son dernier entretien avec Mitterrand, il prit les précautions d'usage en parlant du SMIC, des 35 heures en 1985, des options fermes pour les chômeurs… Mais dans le cadre des « nouvelles solidarités », son dernier cheval de bataille, il s'empresse d'ajouter que « la rigueur restera ô combien nécessaire », et que « la CFDT s'opposera par avance à toute radicalisation ».
Le discours « real politik » que tient plus que jamais le leader de la CFDT résulte en partie de l'accession au pouvoir de la social-démocratie. Delors aux Finances, Bérégovoy aux Affaires sociales, Auroux au Travail, tous ces ministres sont issus directement de la CFDT. On ne peut décemment tenir le même discours devant un gouvernement de droite et devant ses « frères ». Il faut réajuster le « tir ». Mais on ne peut s'arrêter là ; une telle explication n'en est pas une. C'est en rester à des considérations sentimentales du style : « On ne peut pas faire ça aux copains ! » Il nous faut trouver le fil conducteur de la politique menée par la CFDT car la participation au gouvernement de Delors, Bérégovoy et consorts fait partie d'une stratégie mise au point par l'ensemble de la direction cédétiste. Et c'est à ce niveau qu'intervient la « fameuse » théorie institutionnelle de l'entreprise.

La théorie institutionnelle de l'entreprise
Vers 1936, des juristes et des économistes catholiques se sont dit que la lute des classes était dangereuse d'abord pour le système libéral, ensuite pour les valeurs morales chrétiennes. Ils n'en étaient pas moins progressistes et reconnaissaient des droits aux travailleurs : convention collective, comité d'entreprise… Les « droits ouvriers » ainsi reconnus devaient s'accompagner de droits patronaux pour l'organisation économique : le droit de propriété et de commandement, pendant du risque, et le devoir d'assumer le « bien commun » des membres de l'entreprise. L'employeur commande parce qu'il est compétent; le salarié obéit et jouit en contrepartie de droits qui s'exercent dans le cadre des lois. La grève s'exécute sans violence, sans occupation, sans sabotage.
Le dialogue doit permettre une solution fraternelle aux problèmes du travail, car les hommes sont solidaires…
Cette doctrine chrétienne et libérale, connue sous le nom de « théorie institutionnelle de l'entreprise » fut considérée, surtout après 68, comme une théorie réactionnaire. Mais ce sont ceux – et notamment les bureaucrates CFDT- qui la dénonçaient le plus qui, une fois au pouvoir, la mettent en pratique. Jean Kaspar, nouveau n°2 de la CFDT, déclare dans une interview au Matin, le 13 décembre 1982 : « Finissons-en une fois pour toutes avec les schémas du XIXe siècle en vertu desquels les patrons ne seraient que des exploiteurs et les syndicats des machines de guerre tournées contre l'entreprise (…). La mise en œuvre du droit d'expression peut libérer un extraordinaire potentiel de productivité, de créativité, qui ne seront pas de trop dans la bataille du redressement économique. »
Auroux est encore plus clair : « L'entreprise constitue une collectivité de travail où des hommes et des femmes sont rassemblés autour d'un projet. Et c'est précisément pour réunifier cette collectivité (…) que depuis un an le gouvernement a promulgué une dizaine de textes, lois ou ordonnances, à partir du rapport que j'avais déposé sur les droits des travailleurs. Une idée fondamentale était à la base de ce rapport: permettre à chaque travailleur d'être un acteur à part entière dans son entreprise et le rendre ainsi capable de faire face aux mutations et aux défis de notre temps, au lieu de les subir. Il s'agissait, au fond, de valoriser l'ensemble des forces vives de notre pays pour qu'elles puissent affronter plus solidairement les incertitudes du futur. Les aspirations des hommes et des femmes de ce pays pourraient en effet laisser craindre que certaines générations n'en viennent, un jour, à un rejet du monde économique si, faute d'un projet suffisamment novateur, elle n'y trouvaient pas un écho satisfaisant à l'évolution des systèmes de valeurs. Ce serait une situation désastreuse pour le pays tout entier… » Le voilà, le socialisme à la mode Auroux : une révolte ou une révolution contre le système économique capitaliste serait « désastreuse pour le pays tout entier » !
Ce type de discours émanant d'un ministre made in CFDT n'est ni surprenant ni nouveau. Qu'on en juge par cette déclaration d'Edmond Maire parue dans Le Monde du 6 décembre 1977 : « Tout le monde constate la distance croissante entre les jeunes et le travail à cause des rapports hiérarchiques autoritaires et de l'impossibilité de négocier, notamment sur les conditions de travail. Cela peut donner prise à des risques d'aventure, de violence minoritaire, de révolte, que les patrons paieront un jour, ou l'Etat. Pas forcément sous forme d'action de masse, mais par l'absentéisme, voire le sabotage dans les entreprises. »
Après cet examen rapide des principaux fondements et discours idéologiques de ce courant social-chrétien new look issu de la CFDT et qui a investi à la fois le PS et l'actuel gouvernement, il est clair que les travailleurs qui ont voté pour la gauche, en s'appuyant sur leurs consignes syndicales et croyant exprimer un vote de classe, ont en réalité voté, en ce qui concerne la question du travail, pour la pire des pratiques: celle de l'hypocrisie des bourgeois qui veut que les ouvriers soient exploités proprement.

Groupe B. Broutchoux de Lille