Sara Berenguer Laosa : hasta luego compañera !

mis en ligne le 28 juin 2010
1601BerenguerC’est en 1977 que je fis connaissance de Mujeres Libres grâce au livre Femmes libres, Espagne 1936-1939 de Mary Nash. Petite fille d’un exilé économique espagnol et fille de son fils qui haïssait Franco, j’ai toujours cherché mes racines espagnoles au cœur du mouvement libertaire. Je ne savais pas, avant d’avoir 22 ans, que ce serait chez Mujeres Libres que je trouverai ma force militante. La découverte de ce mouvement, qui a su rassembler 20 000 femmes dans un pays analphabète à 90 %, m’a impressionnée. Comment des femmes qui ne savaient ni lire ni écrire, mises au travail le plus ingrat à 12 ans, dans un pays qui inventa un mot pour désigner cette domination des hommes sur les femmes par le vocable « machisme », comment ces femmes ont su devenir révolutionnaires en 1936 et tenir un mouvement pendant trente-deux mois ? Parmi ces 20 000 femmes, nous avons pu repérer les trois fondatrices, Lucia Sanchez Saornil, Mercedes Comaposada et Amparo Poch y Gascon. Mais avec elles, il y en a eu des milliers qui partagèrent l’animation de ce mouvement ; parmi elles, Sara Berenguer Laosa.
J’en appris davantage en participant avec quelques militantes anarchistes à la version française du film De toda la vida, produit et réalisé par Lisa Berger et Carol Mazer en 1986. À Béziers, j’avais fait la connaissance de quelques-unes qui m’avaient confié des secrets de jeunesse dans leurs débuts militants. D’autres femmes libertaires à Paris me racontèrent des souvenirs de ces années 1936-1939 en Espagne avant l’exil.
Le personnage de Sara prit toute sa plénitude pour moi avec la parution en 2000 de Mujeres Libres, Des femmes libertaires en lutte, aux Éditions L@s Solidari@s, et de la brochure Sara Berenguer par Jacinte Rausa aux Éditions du Monde libertaire et Éditions Alternative libertaire dans la collection "Graine d’Ananar". En effet, dans l’ouvrage, quelques textes sont rassemblés ainsi que des poèmes et, dans la brochure, Jacinte rappelle le contexte d’émergence de la Révolution espagnole et de la constitution de Mujeres Libres en 1936 avant d’évoquer la vie sociale et politique de Sara.
Celle qui naquit le 1er janvier 1919 à Barcelone d’un père ouvrier maçon militant libertaire et d’une mère non « politisée » élevant cinq enfants, quitta l’école à 12 ans et se retrouva bien vite sur un étal de boucherie puis dans un atelier de dentellière. Ici elle dut affronter les gestes brutaux des hommes, ce qui leva chez elle effroi et dégoût de « ce monde adulte qui livre les enfants au travail, sans aucune protection ». Là, elle reste solidaire de ses camarades d’infortune et refuse d’être achetée par une augmentation de salaire. Elle essaie de se mettre à son compte dans la confection mais elle y rencontre encore un malotru cherchant à « se faire » une petite jeune. Le 19 juillet 1936, Sara a 17 ans pour accueillir la Révolution et la faire sienne.
En avril 1936, Mujeres Libres fut fondé mais Sara n’y participe pas tout de suite. Elle prend part à l’organisation du mouvement révolutionnaire comme infirmière, couturière, dactylo – encore des métiers réservés aux femmes –, puis elle distribue les armes et est chargée du secrétariat du Comité révolutionnaire : comme « milicien », elle reçoit alors une solde de 10 pesetas par jour ! Elle fréquente aussi les Juventudes libertarias, l’Athénée et donne des cours aux enfants des rues. Elle rencontre Sol Ferrer, la fille de Francisco Ferrer y Guardia avec qui elle apprend le français. Après de nombreuses arrestations de libertaires accompagnant la confrontation entre l’idéal libertaire et le communisme soviétique, puis l’assassinat de Camillo Berneri, le 5 mai 1937, le Comité disparaît et Sara se met au service du Comité régional de la construction et du bois et décoration dans le quartier Las Corts de Barcelone. Elle s’active aussi à Solidarité internationale antifasciste (SIA) comme brancardière, pour rechercher des disparus, apporter des vivres, organiser des garderies pour des enfants. C’est alors qu’elle commence à être attirée par les réunions de Mujeres Libres, mais elle ne rejoindra le secrétariat à la propagande qu’en octobre 1938, trois mois avant la fin de la Révolution. Elle y combat l’ignorance et s’investit pour « éduquer socialement et culturellement les femmes pour qu’elles puissent se construire et se défendre en tant qu’êtres humains libres et conscients ». Elle se retrouve fréquemment à El Casal de la Dona Treballadora animé par Amparo Poch y Gascon, médecin.
Les locaux de El Casal devront être rendus après avoir été assiégés et, en janvier 1939, il faut partir en exode puis en exil vers la France : Daladier « accueille » les exilés dans des camps à Argelès, Saint-Cyprien ou Barcarès. 13 000 d’entre eux partiront pour le camp de Mauthausen sans retour. Sara évite les camps grâce à sa collaboration avec SIA et finit par se réfugier à Béziers où résident sa grand-mère et sa tante. Elle aide les réfugiés à retrouver leur famille, recherche des logements et du travail pour ses compagnes. Puis, avec son compagnon Jesus, elle fera passer des documents aux maquisards en les cachant sous ses jupes. Et ce entre des dizaines de petits boulots pour survivre avec ses enfants, bientôt au nombre de quatre. Elle milite toujours à SIA et adhère à la CNT en 1946 ; elle en restera membre jusqu’à son exclusion en 1965 lorsque le mouvement se scinde en deux.
C’est aussi en 1965 que deux bulletins de Mujeres Libres paraissent en Angleterre à l’initiative de Suceso Portales. Avec elle, elle participera à la rédaction de la revue de 1972 à 1976 avant que celle-ci ne retourne en Espagne avec de jeunes femmes libertaires qui reprendront le flambeau. Près de Béziers où elle est installée, de nombreux militants y séjourneront comme José Peirats. Quand elle retournera en Espagne après la mort de Franco, ce sera pour participer à la semaine confédérale Durruti puis pour présenter des films sur la révolution espagnole. La jeunesse découvre l’histoire des années passées, quarante ans sous la chape de plomb du franquisme.
Sara fut aussi poète et reçut de nombreux prix littéraires ; trois recueils en langue espagnole : Cardos y flores silvestres (1982), Jardin de Esencias (1982), El lenguaje de las flores (1992) ; et un récit autobiographique Entre el Sol et la Tormenta.
Sara se disait féminine et libertaire, non pas féministe et encore moins anarchiste, car anarchiste, ce serait beaucoup plus que ce qu’elle était, nous disait-elle.
Le 8 juin 2010, tu t’es éteinte, mais des Femmes libres, Mujeres Libres ou Free Women fleurissent sur tous les continents.

Hélène
Co-animatrice de l’émission Femmes libres
sur Radio libertaire