Le vieux qui ramassait des bouts de ferraille. Saison 2

mis en ligne le 24 décembre 2009
J’ai déjà écrit sur lui. Il apparaissait par deux fois dans un recueil de nouvelles qui s’intitulait À quelques pas de l’usine 1. Je voulais, à cette époque, parler des prolos et des pauvres qui habitaient dans le quartier qui longe l’usine. Il faisait partie de ceux-là. Je l’avais appelé « le vieux qui ramassait des bouts de ferraille », parce que je n’en savais pas beaucoup plus sur lui. Je l’avais découvert un midi alors que je me rendais au boulot. Il se trouvait au milieu du carrefour du boulevard Industriel et, malgré le passage incessant des camions, il essayait dangereusement de récupérer une plaque de tôle tombée de son chariot de supermarché.
Après c’était comme si je ne voyais plus que lui, toujours en train de transporter dans un Caddie des morceaux de ferraille qu’il amenait à l’entreprise de récupération située en face de l’usine. Cette activité devait lui rapporter quelques euros en complément d’une retraite sans doute famélique.
Je croisais cet homme quasi quotidiennement lorsque j’allais à l’usine ou en repartais. Touché par la tristesse qui émanait de lui, je ne savais pas quoi faire. Un midi, même, je passais à sa hauteur, près de l’entrée de l’usine. Il était assis sur une des énormes pierres posées sur le trottoir pour empêcher les camions de se garer, et il se roulait une clope. Une occasion pour essayer de lui parler ? Plus je m’approchais plus je me rendais compte qu’il ne me voyait pas. Il était perdu loin dans ses pensées. C’était comme si nous étions dans des dimensions, des mondes différents.
Au fur et à mesure que les jours passaient, lorsque je le croisais, je me faisais un film sur les raisons de sa tristesse. Apercevant des gens, aussi pauvres mais plus jeunes, qui récupéraient également des métaux, je pensais que la concurrence semblait être rude et qu’il devait avoir de plus en plus de mal à survivre.
Et puis, avec le dessinateur Efix, nous avons sorti l’adaptation en bédé de mon recueil de nouvelles 2. Et là, le « vieux qui ramassait des bouts de ferraille » est devenu un vrai personnage de bande dessinée. Efix, sans l’avoir vu, l’a dessiné tel qu’il était, vieux, sec, avec une barbe courte, portant casquette et manteau hors d’âge. C’était lui et ce n’était pas lui. Je culpabilisais d’autant plus en le croisant encore. Il était dans le livre, figé dans ce que je pensais être son histoire et il continuait à vivre sa vie. Drôle de sentiment.
Les habitants du quartier achetèrent le livre, plutôt contents qu’on parle d’eux et de leur bourg quasi oublié. Plusieurs m’interpellèrent pour me dire : « Tu parles de Marius, c’est sympa. » J’en appris ainsi un peu plus sur ce personnage. Marius était comme une mascotte du quartier. D’origine portugaise, comme un grand nombre des habitants du coin, il ne s’était jamais acclimaté et, après les chantiers et les accidents du travail, il s’était retrouvé chômeur. Aujourd’hui, il n’avait qu’une toute petite retraite et vivait seul depuis toujours. On me montra son lieu d’habitation : une toute petite bicoque en briques noircies, située près de l’usine. Son minuscule jardin servait de dépotoir à des objets récupérés la nuit dans les poubelles du voisinage. Et donc, il passait chaque matin dans les rues du quartier, quémandant la moindre pièce métallique qu’il pourrait monnayer.
Je me posais des questions sur le droit que je m’étais octroyé de parler de lui. Dans mes autres textes, pour la plupart, il était question de gens que j’avais rencontrés, avec lesquels j’avais eu des discussions. Lui, c’était autre chose. Je m’en étais emparé pour en faire un personnage, ce qu’il ne saurait sans doute jamais.
Au fil des semaines qui passaient, il était presque devenu une obsession, je ne voyais plus que lui. Poussant ou non son Caddie. Je le croisais même dans d’autres coins, jusque dans les hauts quartiers, ceux où vivent les plus riches, là où se trouvent aussi les administrations. Peut-être venait-il y chercher sa pension ?
Et puis, il disparut.
Ne connaissant pas vraiment sa vie et ayant de nombreuses occupations à cette époque, je ne m’en formalisais pas plus que ça.
C’est deux trois mois plus tard que j’ai croisé Serge faisant ses courses comme moi, dans l’hypermarché tout proche. Serge est un ancien de la boîte qui a toujours habité à côté de l’usine. Depuis qu’il ne bosse plus, il anime une association pour tenter de faire vivre le quartier et il organise des expositions, des bals, des concerts et des repas. C’est aussi une véritable mémoire des lieux. Il sait tout ce qui s’y passe. Évidemment, je lui ai demandé s’il avait des nouvelles de Marius.
« Quoi ? Tu n’es pas au courant ? C’était dans le journal. »
J’ai la fâcheuse tendance à écrire des histoires qui finissent mal, comme si le prolo était condamné à la misère et à la mort. Un genre de héros tragique que seule la révolution sociale et libertaire pourra sauver. Des fois, pourtant, je ne voudrais pas que ça finisse mal, je voudrais même que la personne s’en sorte. Et puis la vraie vie est plus forte que la fiction. Chez les pauvres, ça finit souvent mal, dans la violence ou la douleur.
C’est octobre et Marius revient de la ville haute. Il sort même de la Poste où il vient de retirer sa pension trimestrielle. C’est le soir tombant avec de la bruine. Marius marche d’un pas pressé. C’est toujours comme ça quand il ne pousse pas son chariot rempli de ferraille, il marche rapidement. Il traverse les cours d’immeubles, longe le centre commercial et descend la grande avenue où les feuilles mortes s’entassent. Puis il bifurque sur la droite pour rejoindre sa rue et sa maison.
C’est comme si on l’attendait, c’est comme si on savait. À peine arrive-t-il dans son quartier qu’il est agrippé violemment par deux types qui le plaquent contre le mur de silex.
« Ton fric », dit l’un d’eux.
Marius émet quelques borborygmes, se débat pour se libérer, mais il n’est pas assez costaud. D’après le témoin, les agresseurs sont comme lui, avec des allures de clochard, des manteaux longs et sales, des cheveux noirs, longs et gras. Peut-être un peu plus jeunes.
Le plus grand lui donne un coup de poing dans le ventre, Marius crie. L’autre le prend par le col de son manteau et le pousse. C’est là que Marius perd l’équilibre et tombe. La tête heurte l’angle du trottoir. Coup du lapin. Il meurt sur le coup. Les agresseurs fouillent ses poches et trouvent six cents euros. Une fortune. Ils s’enfuient en courant. C’est ainsi qu’un voisin, trouvant leur conduite pour le moins bizarre lorsqu’ils passent devant lui, regarde plus loin et voit le corps étendu de Marius.
Voilà, c’est tout, ce n’est pas la franche rigolade, mais je pensais qu’ayant pris, écrit, mis en image un petit bout de sa vie, je me devais de vous raconter aussi sa mort.



1. Aux éditions Chant d’orties.
2. Les Fantômes du vieux bourg, éditions Petit à Petit.