Le devoir de rébellion

mis en ligne le 24 décembre 2009
De mémoire de prolétaire, jamais nous n’avions connu un tel désespoir. Cent soixante années de combat, de sang versé, d’enfants sacrifiés pour une meilleure place sur cette terre de misère parties en fumée par les cheminées d’usines qui ferment les unes après les autres. Les régimes solidaires ? laminés ! L’accès au savoir ? autodafé ! La fierté ouvrière ? jetée sur les pavés, qui un jour savaient pourtant voler. Non contents de nous tenir par le salaire et la faim, les dominants aspirent à faire de nous des esclaves permanents – jusque dans nos aspirations.
Ils nous répètent que l’Histoire est achevée, que le système capitaliste a triomphé et que sans lui pas d’alternative. Ils nous ont confisqué nos savoirs et nos réflexes, notre pensée et notre langage. Nous sommes devenus le passé et les réactionnaires, et ilsnous montrent leurs rails vers les cimetières de nos espoirs comme la seule et unique voie.
Chaque jour, nous croisons des regards qui ne sont plus – individualismes, égoïsmes, petites dominations de kapos. Chaque matin devient plus brun et le conditionnement à s’écraser, à courber l’échine, à accepter, s’appuie un peu plus sur nos cerveaux déjà rendus si faméliques. Et chaque soir, la même propagande de la génération terroriste qui se proclame nos chefs et forces vives…
Et pourtant, quelques cris au loin nous rappellent ces chants joyeux qui retentissaient malgré les coups de matraques, le métal de Guernica ou les boulets versaillais. Qu’ils sortent aujourd’hui de la poitrine des Conti ou des étudiants grecs, ils montrent que « la nature n’a mis aucun terme à nos espérances 1 ».
Pourtant notre temps est compté… ni en euros ni en années, mais en générations sacrifiées. Camarades, ne nous trompons pas de combat : nos fils et nos filles à venir ne pourraient nous le pardonner. Vous voulez réformer ou réorganiser la société ? Impossible, car tout se tient dans une société hiérarchisée pour la domination du plus grand nombre par quelques-uns. Pourquoi se compromettre avec eux, pourquoi lutter pour un rééquilibrage momentané et relatif sachant que les inégalités initiales – et leurs futures oppressions – resteront ? Qu’importe de savoir à qui appartient le pouvoir si la structure hiérarchique demeure toujours ? Comment vous sentiriez-vous libres tant qu’un seul homme ou une seule femme resterait sous la dépendance de quelqu’un sur cette planète ?
Vous espérez dans les grèves ? « Le prolétariat est la masse, mais il n’a pas de ressources financières. La faim sera toujours au service du capital et c’est un agent qui ne lui coûte rien. Ils peuvent attendre, à moins que la grève ne se change en révolution 2. » Non, camarades, pas d’alternative autre que la destruction intégrale du capitalisme, car son existence n’est possible que par notre pauvreté et notre ignorance, par l’établissement de l’injustice entre les hommes.
Et vous partirez certainement en éclat de rire. Bravo l’utopie et le rêve, mais que valent-ils face à l’isolement et la division de nos forces, face au peu de moyens que nous avons contre un système mondialement organisé et lourdement équipé en forces de répression ? Non, décidément, que pouvons-nous donc bien faire en l’état… Que faire, alors que tout reste à faire ? ! Réfléchissez alors à toute cette force de travail et de volonté qu’on nous impose de consacrer à la (sur-) vie du système capitaliste. Imaginez un peu si nous refusions de leur offrir cette énergie, cette intelligence, ces talents et cette imagination pour les consacrer à bâtir la société juste et solidaire dont nous rêvons. Et à ceux d’entre nous qui avons eu la possibilité d’accéder aux universités, plutôt que de mettre nos savoirs et méthodes au service des exploiteurs, pourquoi ne les partageons-nous pas avec nos compagnes et compagnons de combat contre eux ?
Non, refuser d’envisager toute alternative à ce qui se passe n’est qu’un abandon de notre propre humanité. Nous sommes le peuple et avons le pouvoir de tout changer. Ne pas agir, c’est porter la responsabilité de l’oppression des plus faibles, c’est d’accepter la honte de détourner la tête face à l’injustice. Refuser, contester, désobéir : ce n’est que par ces actes que nous redeviendrons vivants.
Ô certes, des raisonnements paisibles à l’insurrection, il y a tout un abîme. Celui qui sépare le raisonnement de l’acte, la pensée de la volonté du besoin d’agir. Et il est illusoire d’espérer initialement une levée en armes de tout un peuple – essentiellement pour des raisons matérielles : lutte pour la survie quotidienne qui accapare toute son énergie, aucun temps libre pour réfléchir aux causes réelles de sa situation, aucun accès aisé au savoir ou au matériel de propagande socialiste, un isolement organisé limitant gravement la possibilité d’agir collectivement.
Il faudra donc tout d’abord compter sur l’action sans cesse renouvelée d’une minorité – premières sentinelles perdues qui engageront la guérilla bien avant que les masses lèvent le drapeau de l’insurrection générale. Par toutes les formes, selon les tempéraments et les possibilités de chacun, selon les circonstances et les moyens du moment, il faut désorganiser le gouvernement et le capital, saboter leur machine, relever le moral du peuple en portant haut et fort l’exemple de ce qu’est le Peuple ! Chaque jour, il nous faut désobéir et se rebeller, contester toute décision inique et refuser ce qu’on nous impose. Car chaque contrôle est une atteinte à notre liberté et notre intégrité, chaque « supérieur » un parasite et un collaborateur de l’injustice. C’est par nos actes de tous les jours que nous susciterons le désir de liberté de chacune et chacun, et construirons la société de demain – faites d’hommes et de femmes plaçant le respect de la condition humaine avant tout. Et comme nous le rappellent les prémices de chaque mouvement révolutionnaire, il faudra diriger nos actes le plus souvent contre nos ennemis immédiats. Plus efficaces et identifiables par tous, ces actes sauront initier l’adhésion et la contagion.
Évidemment, nos exploiteurs parleront de terrorisme et de violence – puisque notre propre force est toujours appelée violence lorsqu’elle n’est pas enrégimentée au service de l’état ou du patronat. Évidemment, nos « amis » de la politique institutionnelle refuseront notre légitimité d’agir ainsi au nom du peuple dont nous sommes pourtant. Mais quelle légitimité a donc la minorité privilégiée ? Elle domine par la spoliation entretenue de génération en génération – initialement obtenue par le droit du plus fort, puis affirmée par le droit du savoir et de l’argent alors qu’ils nous en privent dès notre naissance. Nos ennemis parleront de terreur, de celle de voir leur règne tomber ou de celle qui s’abattra sur nos épaules pour oser contester leur vol. Mais quant à nous, « nous n’avons pas le moins du monde peur des ruines car nous allons hériter de la terre » 3 et ce monde nouveau que nous portons dans nos cœurs s’épanouira à chaque instant par chacun de nos actes ou paroles.
Alors, compagnons et compagnes de vie, lançons la révolte générale, contre l’esclavage économique (la cause de tous les esclavages), brisons toutes les chaînes et rompons avec les vieilles traditions du compromis et du renoncement. Il est de plus en plus temps d’établir dans les sociétés humaines la vraie Égalité, la vraie Liberté, confondue avec la Solidarité.
Et « qu’on ne vienne pas nous dire que petite poignée, nous sommes trop faibles pour atteindre le but grandiose que nous visons. Comptons-nous et voyons combien nous sommes qui souffrons de l’injustice. Nous sommes si nombreux qu’à nous seuls nous formons la masse du peuple. Nous sommes la foule immense, nous sommes l’océan qui peut tout engloutir. Dès que nous en aurons la volonté, un moment suffira pour que justice se fasse. » 4

Johann Hénocque


1. Condorcet – « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain »
2. Elisée Reclus – « L’Homme et la Terre »
3. Buenaventura Durruti
4. Pierre Kropotkine – « Aux jeunes gens »