Les alternatives, miroir aux alouettes du mouvement libertaire

mis en ligne le 24 décembre 2009
Les dernières années ont vu l’échec répété des mouvements sociaux, la lutte contre le CPE apparaissant comme la seule victoire due à une mobilisation d’ampleur depuis le début des années 2000. Face à cet état de fait, les militants politiques se retrouvent face à leur incapacité à construire un mouvement social qui puisse être victorieux contre une droite déterminée à réduire à peau de chagrin les acquis sociaux. Les militants libertaires, eux, de surcroît, se trouvent confrontés à leur propre incapacité à peser dans ce mouvement social. Si les modes d’organisations libertaires sont parfois utilisés, notamment dans les luttes étudiantes, il n’y a pourtant pas eu d’afflux massif vers les idées anti-autoritaires en tant que telles.
Le risque qui prend forme ces dernières années est l’enfermement dans une bulle protectrice pour se couper de la réalité, bulle matérialisée par les alternatives en acte. Certes les pratiques alternatives ont toujours existé dans notre mouvement, les coopératives, les mutuelles, puis les contre-cultures, les pratiques associatives libertaires, les squats politiques, les radios libres, les fanzines, etc., ont toujours essayé de faire vivre l’idée libertaire ici et maintenant. Mais aujourd’hui, alors que le mouvement social va de défaite en défaite, ces micro-alternatives menacent de devenir le ghetto volontaire d’une partie de notre mouvement. Cet état de fait, tout anarchiste luttant pour la transformation de la société ne peut que s’en inquiéter.

L’alliance rompue du mouvement social
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement social, expression concrète de la lutte des classes, reposait sur l’alliance des deux composantes du prolétariat : la classe ouvrière, composante classique des luttes pour le progrès social, et les classes moyennes issues de cette classe ouvrière, qui ont pris leur essor avec les Trente Glorieuses.
Mais aujourd’hui, alors que les classes populaires sont de plus en plus silencieuses et dépolitisées, que l’idéologie libérale ronge la combativité des classes laborieuses par le biais de sa philosophie du pauvre que sont l’individualisme et le consumérisme, les classes moyennes ont perdu leur allié naturel dans le combat pour le progrès social et ne peuvent plus se tourner que vers elles-mêmes pour produire du changement.
Petit à petit, pour pallier le manque de perspectives de transformation sociale, une fraction culturellement élevée des classes moyennes, que l’on peut appeler le « peuple de gauche », s’est donc désengagée du terrain social pour se porter vers le terrain associatif et culturel, y trouvant un champ d’expression restreint mais attentif pour ses idées. Cet investissement dans le domaine associatif donna naissance à des concepts qui touchent plus à l’art de vivre qu’à la gestion de la vie de la cité et qui sont le pendant de gauche de l’individualisme ambiant, les valeurs humanistes et réformistes en plus. Citons, par exemple, la décroissance ou le très significatif commerce dit « équitable ».

Le bobo et le libertaire
Les libertaires qui veulent fuir les désillusions du mouvement social se retrouvent donc sur la même ligne de conduite que ces classes moyennes embourgeoisées. Pourtant il y a un décalage majeur entre les vues des libertaires associatifs et du peuple de gauche quant à la signification de ces alternatives. Le grand danger est alors de voir dans ces activités un premier pas vers la société libertaire ici et maintenant.
Alors que pour les libertaires il s’agit de faire vivre en réduit des principes politiques amenés à régir un jour toute la société, pour le peuple de gauche, il s’agit d’une fin en soi, il s’agit de donner à son seul quotidien une touche plus conforme à ses valeurs, sans optique de changement à grande échelle. Cette déconnexion d’avec le mouvement social porte une volonté de créer un entre-soi, un îlot d’utopie dans une mer d’inégalités qu’on cherche à fuir plus qu’à résorber. Il s’agit de rendre plus supportable la société à l’échelle individuelle pour ne pas avoir à se tourner vers les classes populaires pour produire une réalité plus juste pour tous, ce qui impliquerait de risquer des désillusions en sortant de la sphère protectrice des micro-alternatives.
Le piège des pratiques alternatives pour les libertaires réside également dans la construction d’un « concret » ici et maintenant qui viendrait remplacer, à terme, la perspective d’un changement global de société, c’est-à-dire d’adopter le schéma du peuple de gauche. Il faut se rappeler que ce culte du « concret », qui est l’argument des alternatives en actes, est aussi l’argument principal que nous opposent les réformistes quand on leur parle de révolution.
Dans leur langage, le concret s’oppose toujours à l’idéalisme et au bavardage supposés des révolutionnaires « qui ne veulent pas mettre les mains dans le cambouis ». Il en va de même pour les alternatives qui opposent le concret au discours abstrait des révolutionnaires mais aussi à l’inutilité des luttes sociales, vues comme perdues d’avance. Ici, le concret est non seulement un réformisme à petite échelle mais aussi un mépris de l’action de masse ou du moins une mise à distance des classes jugées moins avancées dans leur réflexion. Cette alternative se rend par là organiquement incapable de changement à l’échelle globale en rompant délibérément les ponts avec l’autre composante clef du prolétariat qu’est la classe ouvrière.

Des interrogations vitales
Il y a donc foncièrement divergence de vue quant à la signification à donner aux pratiques alternatives même si toutes débouchent en fin de compte sur une négation de l’action de masse. Par conséquent, les libertaires qui s’y engagent doivent s’interroger : la révolution que nous voulons est-elle la libération d’un seul, d’un unique face au groupe ou la libération d’un groupe face à la domination d’un seul ? Dans la deuxième hypothèse, seul un changement global pourra répondre à la question, qui passera inévitablement par le mouvement social et la lutte des classes. Celui ou celle qui veut une révolution sociale et libertaire ne peut pas prétendre y œuvrer en s’impliquant dans des micro-alternatives qui ont été conçues comme une échappatoire à un changement jugé impossible.
L’anarchisme, comme pensée sociale, doit baigner dans le mouvement social sous peine de perdre son sens et de reléguer l’émancipation dans le domaine de la philosophie individuelle et abstraite.
En tant que révolutionnaires, les libertaires se doivent de tenter de retisser le lien politique rompu entre la classe ouvrière et les classes moyennes et non pas s’enfermer avec ces dernières dans un mépris hautain de la première. Pour cela, nos pratiques d’intervention dans le champ social sont à réinventer.
Mais c’est là un autre débat.

Samuel Préjean



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Th. Lodé

le 29 mai 2011
Voilà une excellente analyse. En effet, il n'existe pas d'endehors au capitalisme, et toute lutte doit immédiatement s'affirmer antiautoritaire, comme résistance à tout microfachisme...Bravo

José Diaz

le 25 juin 2012
Les "alternatives en actes" sont à la société contemporaine ce qu'étaient les oeuvres charitables à celle du XIXe siècle, et comme elles, ne présentent aucun risque systémique; c'est pourquoi elles se développent autant. D'autant plus qu'elles permettent de s'acheter - souvent au sens propre - une bonne conscience.