La révolution ne sera pas médiatisée

mis en ligne le 24 décembre 2009
10 octobre 2009. Poitiers, sous le choc, est défiguré dans une « explosion de violence et de casse » (Libération, 14/10). « Près de trois cents militants se réclamant d’un collectif anticarcéral ont investi le centre-ville, masqués et cagoulés » (Libération, 12/10). Le journal de Rothschild dresse le bûcher de l’Organisation communiste libertaire et du collectif contre la prison de Vivonne. En chœur avec le tract sarkozyste appartenant au marchand d’armes Dassault (aussi appelé le Figaro) : « L’association qui était à l’origine de la “manifestation anticarcérale” de samedi est pour sa part sur la sellette » (12/10). Tant pis si les organisateurs de la manif ont condamné ces violences, pour la journaille, ils sont coupables.
Pire, c’est l’ennemi intérieur qui revient : « Les “autonomes” refont parler d’eux » (le Monde, 13/10), « l’ultragauche sème la violence » (le Figaro, 12/10), « la mouvance anarchiste » (Libération, 12/10) nous menace. Que fait la police ? Pourquoi a-t-elle été débordée ? Vite, plus de flicaille, plus de répression. La presse aux ordres a choisi son camp. Pour une quinzaine de vitrines cassées, des poubelles incendiées, quelques abris bus et des cabines de France Télécom brisés, elle fusille sur-le-champ en dégainant ses mots haineux. Pour le déchaînement policier revanchard et la parodie de procès en comparution immédiate qui suivront, elle sera moins prompte à s’indigner.
Fin octobre. Des agents d’EDF coupent le courant dans la région de Toulouse. Ils protestent contre le licenciement de quatre de leurs collègues, militants CGT, débarqués pour faits de grève. Non, les médias dominants ne s’offusqueront pas de la répression antisyndicaliste. Mais ils incendieront les grévistes, qui osent provoquer « des coupures sauvages d’électricité » de quelques heures (France 3). Pour la Dépêche, « un gigantesque ras-le-bol s’est élevé des 30 communes touchées par les coupures d’électricité ». Tandis que France Inter nous livre une interview d’une pauvre mémé déboussolée.
9 novembre. Les conducteurs des RER A et B se mettent en grève pour protester contre la dégradation continue de leurs conditions de travail. Aussitôt, France Inter fait honneur à son slogan « la différence » en nous gratifiant de ces poncifs éculés : « Journée galère », « perturbations », « embouteillage de voyageurs »… Ainsi que d’un micro-trottoir auprès de ces usagers « pris en otage ». Salopards de grévistes. Une pauvrette sanglote : « Je commence à en avoir assez. On comprend plus pourquoi ils font grève. » Ne compte pas sur radio France pour décrypter ce « mouvement de grogne ».

Un journalisme de classe
Ces exemples récents révèlent les prises de position de ceux qui se veulent simples témoins, impartiaux. « En 1995, l’annonce du “plan Juppé” est accueillie par un concert d’éloges 1. » En 2003, la réforme des retraites est jugée « indispensable ». En 2006, « les commentateurs entonnent d’une même voix l’hymne en faveur de la flexibilité » : vive le contrat première embauche ! Après avoir applaudi le gouvernement, les éditorialistes condamnent, dans une quasi-unanimité, la plèbe qui ose manifester contre ces mesures « nécessaires ».
Souvenons-nous aussi du matraquage oui-ouiste précédant le référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005, du flot d’insultes déversées sur les opposants au texte 2. Cette véritable propagande rappelait le traitement à sens unique qui avait conduit à l’adoption du traité de Maastricht, en 1992. Même en temps normal, hors campagne électorale, les « gardiens du consensus », « mécènes du libéralisme », réduisent le débat politique à un « affrontement » droite dure (UMP)-droite molle (PS) 3. Sous leur filtre, les forces anticapitalistes n’existent pas. Anarchie est synonyme de bordel chez ces incultes qui n’ont lu ni Bakounine, ni Kropotkine, ni Reclus, ni Stirner, ni Proudhon, etc. Le mouvement antiproductiviste est constamment raillé : on lui préfère les gentils écolos à la Cohn-Bendit qui prônent la croissance verte et le développement du râble. Les attaques peuvent atteindre des sommets de bêtise : en 2001, le Figaro assimilait ainsi les « antimondialistes » à des « intégristes » du même acabit que Ben Laden 4. Tous ceux qui proposent un projet de société différent, en dehors de l’immuable capitalisme libéral, doivent être disqualifiés. Les disciples de Thatcher tonnent d’une même voix qu’« il n’y a pas d’alternative ».
Bref, c’est ce qui s’appelle un « journalisme de classe » : « Ils servent les intérêts des maîtres du monde. Ils sont les nouveaux chiens de garde 5. » Certes on ne peut pas jeter l’opprobre sur l’ensemble de la profession. Mais c’est un fait : une toute petite clique, quelques dizaines de « cardinaux de la pensée unique », domine le journalisme, « conforte la domination de ceux qui déjà détiennent l’autorité et les richesses 6 ». Sous leur plume, l’ordre social ne sera pas ébranlé. Alors que « jamais les liens entre la presse et l’argent n’ont été aussi prononcés », « les médias dominants ne sont plus seulement des relais idéologiques de la mondialisation capitaliste : ils en sont eux-mêmes des acteurs de premier plan. [...] Les sociétés de presse ont un intérêt direct à la perpétuation et même à l’épanouissement du capitalisme de marché 7 ». Comme le chantait Gil Scott-Heron, la révolution ne sera pas télévisée.

Soutenir l’autre presse
Dès lors, la transformation sociale ne pourra être menée sans la remise en cause de l’ordre médiatique. « Ces instruments doivent être démontés et combattus avec vigueur 8 », prévient le sociologue Alain Accardo. Ce n’est pas la peine d’attendre que l’état casse les conglomérats, empêche la concentration des titres, mette fin à l’emprise de la publicité, favorise le développement d’une presse indépendante, encourage le pluralisme… Toutes mesures que préconisait le Conseil national de la Résistance en 1944. Cette remise en cause de l’ordre médiatique ne pourra venir que de nous, « récepteurs » des médias. Rien ne nous oblige à nous conduire comme des réceptacles lobotomisés, avachis sur le canapé, à subir l’étalage racoleur de faits divers 9 entre deux publicités, un match de foot et trois séries avilissantes. Dormez citoyens ? Un coup de masse dans l’écran et c’est une de nos chaînes qui tombe.
Les grandes puissances médiatiques vacillent déjà. Les audiences des journaux télévisés s’effritent. La diffusion de la presse dominante s’écroule 10. Mieux, ces citadelles de la pensée conforme perdent leur légitimité aux yeux du public. Elles appellent à voter oui au traité constitutionnel européen ? Le peuple vote non. Elles font l’éloge de réformes libérales ? En 1995, 2003 et 2006, le peuple manifeste contre. Le fossé s’élargit. Mais les médias dominants continuent à dominer.
À nous de décrypter leurs discours pour mieux les combattre. Les sites d’Acrimed et de l’Observatoire français des médias s’y emploient. Version papier, le rageur Plan B donne des grands coups de pied dans la fourmilière du « Parti de la presse et de l’argent ». Aidons-le !
Face à la pensée unique rabâchée par un quarteron de scribouillards, une presse dissidente essaie de faire entendre une autre voix. Difficilement, car elle est le plus souvent portée à bout de bras par des bénévoles obstinés, sans ressources financières. Ces canards déchaînés pâtissent en général d’une faible diffusion : à nous de les acheter, de les faire connaître ! Les titres ne manquent pas : du côté des anars, il y a bien sûr le journal que vous êtes en train de lire, mais aussi Courant alternatif, Alternative libertaire, Offensive, No pasaran ; autres impertinents diffusés dans toute la France : Politis, le Monde diplomatique, Fakir, CQFD, Siné hebdo, les antiproductivistes de la Décroissance, du Sarkophage, d’Entropia, S!lence… Une presse locale non conformiste sévit dans de nombreuses régions : la Lettre à Lulu à Nantes, Creuse citron, l’Aiguillon à Chartres, la Brique dans le Nord, le Ravi en région Paca 11, la Galipote en Auvergne, Friture en Midi-Pyrénées, l’Agglorieuse à Montpellier… Et puis, s’il n’y a pas de feuilles autogérées dans votre localité, pourquoi ne pas en lancer une ? Côté audiovisuel, des radios (et quelques télés) associatives émettent toujours, vent debout. Internet regorge de sites « alternatifs ». Les médias qui ne se satisfont pas du monde tel qu’il est et qui pointent l’urgence de le transformer sont plus nombreux qu’on ne le pense. Le livre Devenons des médias alternatifs 12 en recense une bonne partie. Saisissons-nous de ces armes pour nous battre contre la pensée molle.

Pierre Thiesset


1. Henri Maler et Mathias Reymond, Médias et mobilisations sociales, la morgue et le mépris ? éditions Syllepse, 2007. Ce livre analyse le traitement médiatique des mouvement sociaux de 1995, 2003 et 2006. Toutes les citations de ce paragraphe en sont extraites.
2. Henri Maler et Antoine Schwartz, Médias en campagne, retours sur le référendum de 2005, éditions Syllepse, 2006.
3. Mathias Reymond et Grégory Rzepski, Tous les médias sont-ils de droite ? éditions Syllepse, 2008.
4. Henri Maler et Mathias Reymond, Médias et mobilisations sociales, op. cit.
5. Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, éditions Liber, raisons d’agir, 1997.
6. Ibid.
7. Serge Halimi, « Les Luttes anticapitalistes face aux médias », article téléchargeable à l’adresse : infokiosques.net/spip.php?article348
8. Alain Accardo, Journalistes précaires, journalistes au quotidien, Agone, 2007.
9. Le nombre de faits divers ne cesse de s’accroître dans les JT : selon l’Institut national de l’audiovisuel, ils ont quasiment triplé de 1995 à 2008.
10. Aucun quotidien national « n’atteint plus aujourd’hui les 400 000 exemplaires payés » : Bernard Poulet, la Fin des journaux et l’avenir de l’information, Gallimard, 2009.
11. Qui cherche des euros pour survivre ! Plus d’informations ici : leravi.org
12. Esteban, Devenons des médi@s alternatifs, guide des médias alternatifs et des sources d’information différentes, éditions le P’tit gavroche, 2006.