La guerre au cinéma : lion(s) ou tigres en papier ?

mis en ligne le 24 septembre 2009
66e Mostra d’Arte Cinematografica
Lebanon, film de l’Israélien Samuel Maoz, le Lion d’or de 2009, est un film contre la guerre. Soit. Mais à aucun moment nous n’oublions que ce sont des soldats de Tsahal bloqués dans leur char, qui perdent non seulement leur latin, mais aussi petit à petit la raison. Ils parlent hébreu, ils visent les « terroristes » palestiniens. On voit en gros plan l’œil d’un soldat qui pleure. Et aussi en gros plan un vieux Libanais qui ne baisse pas les yeux, alors que le canon du char est pointé sur lui. Un long moment, l’action du film nous fait croire que c’est un film, comme les autres films de guerre, qui décrit et illustre ce que font les soldats. C’est le contraire qui arrive : le film travaille dans l’acharnement. Acharnement pour restituer ce que les soldats éprouvent. Répétition des gestes quotidiens dans un espace confiné. Leurs échanges, disputes, peurs : haines et larmes confondues. Il leur arrive de ne pas exécuter les ordres donnés. De refuser d’abattre tout ce qui bouge, de tuer des êtres humains. Guerre du Liban de 1982 : un champ de tournesols, le char entre dans le champ et fauche tout sur son passage. Nous n’allons pas douter de la puissance de l’engin. Néanmoins, les quatre soldats bloqués à l’intérieur vont connaître la terreur. Car ils sont seuls au monde. Leur contact radio ne répond plus. Entourés d’ennemis réels et imaginaires, ils doivent survivre dans cet espace étroit où il faut tout faire, surtout ne pas mourir.
Je rêve d’un Festival de Cannes où la Palme d’or revienne à Elia Suleiman et son magnifique Le temps qu’il reste, car l’art c’est l’exception, et la culture la règle… et d’un Festival de Venise où le palmarès donnerait une vision plus ample des enjeux défendus par les films. Car après Kippour d’Amos Gitai, Valse avec Bachir d’Ari Folman, Z 32 d’Avi Mograbi la barre avait été mise très haut. Lebanon n’arrive pas à égaler l’impact de Valse avec Bachir. Pas seulement parce que Valse… réfléchit le massacre de « Sabra et Chatila », mais aussi parce que Folman avait trouvé les visions justes du traumatisme tel qu’il se dépose dans la mémoire individuelle. Son approche permet de revivre les faits, en les dépassant par une démarche analytique et non descriptive. Le dessin animé crée une distance en plus – qui fait passer le vécu par la grille de différentes mémoires : par là, il atteint le général, l’universel. Lebanon est un film violent, réaliste, hyperréaliste même. C’est du bon cinéma, mais, en fait, seulement « l’apocalypse now » d’un char israélien.

Desert Flower et Schéhérazade
D’autres violences étaient dénoncées : le Conseil de l’Europe se réunissait à Venise pour mettre fin aux violences faites aux femmes, qu’elles soient d’ordre privé ou public. Réunion où il aurait fallu convoquer les films de la Mostra comme preuve de vérité. En premier, peut-être, Desert Flower de Sherry Hormann, récit incroyable mais vrai d’une gamine excisée et infibulée à l’âge de trois ans, qui s’enfuit à neuf ans, traversant le désert pour échapper à un mariage forcé. Elle devient top model 1 et consacre sa vie à combattre pour changer le destin des autres femmes encore quotidiennement mutilées dans de nombreux pays. Sur un mode plus ironique et en s’appuyant sur les Mille et une nuits, Yousry Nasrallah (La Porte du soleil) consacre avec Schéhérazade un film à la femme égyptienne qui apparaît dans toute sa splendeur et sa diversité. Une animatrice télé change de cap et convoque des témoignages de femmes : « Montage en parallèle des contradictions inhérentes à la condition de la femme égyptienne qui existent aussi dans les sociétés occidentales soi-disant civilisées… Le voile, qu’il soit visible ou mental, cherche à cacher la femme, quand on l’enlève, la vérité éclate… » 2. Ainsi le film de Yousry Nasrallah crie haut et fort que « le privé est le politique » et nous émeut profondément par la force de sa démonstration, ses plans-séquences qui font la part belle au cinéma.

Cinéastes iraniennes à l’avant-garde
L’iranienne exilée aux États-Unis, Shirin Neshat, photographe et vidéaste dont Women Without Men – Lion d’argent – est le premier long-métrage, ne dit rien d’autre. Réalisé à partir des écrits de Sharmush Parsipur, interdits en Iran, Shirin Neshat propose des visions symboliques fortes de plusieurs destins de femmes qu’elle réunit dans une demeure aux splendeurs orientales. Son récit se situe au moment du renversement du régime démocratique de Mossadegh, en 1953 par la CIA, qui portera le Chah au pouvoir. De la fille enfermée par son frère, militante de cœur, à la bourgeoise qui quitte son mari, de l’amie fidèle qui découvre la lâcheté des hommes à la prostituée qui s’échappe et trouve un moment d’apaisement dans ce lieu symbolique qui les accueille, nous partageons leurs cris de révolte jusqu’à ce que la clameur de la ville, les militaires et le coup d’État mettent fin à ces espoirs incarnés ici par les femmes.
Hana Makhmalbaf, la plus petite de la grande famille de cinéastes du même nom, a tourné dans la rue à Téhéran avant les élections. Certes, ensuite, elle monte les images captées par les téléphones portables à défaut d’autres matériaux, mais elle les met en scène et les confronte au vécu d’un personnage inventé qui est mis pour toutes les joies éprouvées et toutes les souffrances éprouvées. Elle va répéter au théâtre et avec d’autres les événements traumatiques tout comme les éléments d’espoir de ces journées « vertes » : Green Days nous transmet le goût du direct.
L’Italie n’était pas en reste : Francesca Comencini réussissait dans Lo spazio bianco une galerie de portraits de femmes italiennes, de la professeur de cours du soir à la magistrate protégée par la police – elles fument une clope sur la même terrasse de la maison – à la découverte de liens forts et indestructibles qui se tissent dans une maternité entre les médecins et les mères célibataires ou non de petits prématurés. C’est drôle et touchant, ça parle d’amour, de la vie et aussi de chacun de nous.

Les peurs d’Amérique
Un film de fin du monde, The Road (avec Mortensen), un des films d’horreur dont le seul facteur commun est la peur du cannibalisme et la conviction que le « bon Américain » ne mangera jamais de ce pain-là. Une quasi-comédie sur la guerre d’Irak n’arrivait pas à renverser cette tendance qui donnait un aperçu assez consternant des angoisses américaines soi-disant ordinaires. Heureusement qu’il y avait Todd Solondz avec son Life During Wartime (La vie en temps de guerre) pour rectifier le tir. Il continue son entreprise caustique et peint après Happiness et toujours en couleurs fondamentales la destruction de la famille américaine qui ne se relèvera pas de la fin du mythe américain. (Prix du meilleur scénario).
Autre tendance qui apparaissait à travers ce film génial de Solondz : la nécessité nouvelle ou ancienne d’obtenir le pardon ou de pardonner. Ce thème de la quête du pardon aura dominé pas mal de films.
Seule exception et seul film laïc de la Mostra à ne jamais poser cette question de la faute, de la grâce et du pardon, non contaminé par le religieux mais interrogeant avec force les pratiques dites religieuses, était Lourdes de Jessica Hausner. Une miraculée, incarnée par Sylvie Testud, qui n’a même pas la foi et préfère Rome à Lourdes, « plus culturelle », est la première surprise quand elle pourra à nouveau bouger ses mains. C’est elle, qui n’a rien demandé et ne croit en rien, qui sera miraculeusement guérie. Mais les autres chuchotent dans son dos, pourquoi elle et pas un autre. Pour repérer Sylvie Testud avec sa chaise roulante parmi les vrais pèlerins, la cinéaste l’a coiffée d’un chapeau rouge.
Ce repérage lié à la couleur, à un fil conducteur manque à Lola, excellent film de Brillante Mendoza sur Manille et ses criminels. Lola, ce sont plutôt des cierges que la grand-mère courage allume en plein jour envers et contre tout : le vent, la pluie et le destin du petit peuple philippin. Brillante Mendoza raconte ainsi l’histoire édifiante de deux vieilles grands-mères dont l’une veut être pardonnée pour le meurtre commis par son petit-fils et l’autre obtenir réparation pour le sien, victime de la violence des rues de Manille. Un petit chef-d’œuvre, digne d’un prix.
Comment alors comprendre que Fatih Akin, dont nous avions aimé De l’autre côté et Head on, soit distingué ? Soul Kitchen raconte une tranche de vie d’amis et de frères autour d’un restaurant où le nouveau chef veut créer sa cuisine pour l’âme, travailler la beauté et le délire des sens. C’est parfois drôle, mais n’apporte rien d’un point de vue cinéma. Le film rappelle la trame de Kebab Connection (écrit par Fatih Akin, réalisé par Anno Saul), une drôlerie entre kung fu et cuisine turque. Ang Lee, président du jury, valorise, certes, la bonne cuisine dans ses films, serait-ce une explication pour cet engouement ? Ou le jury en avait-il assez des drames vus et voulait juste se détendre ? Pourtant il y avait Rivette, avec un film délicieux au titre panoramique donc cinématographique : 36 vues du Pic Saint Loup, qui rendait heureux, rappelait qu’il existe un cinéma fait de poésie, de petits riens et de bons acteurs (sortie le 9 septembre 2009).
Mais le jury a oublié Rivette comme White Material de Claire Denis, un grand film sur le désir colonial et les enfants soldats et leurs envies de douceur – à qui elle dédie d’ailleurs le film. Élaboré avec l’écrivain Marie N’Diaye, le personnage central est incarné par Isabelle Huppert qui s’accroche désespérément à sa plantation de café et à son fils. Cette actrice exceptionnelle passe du Cambodge - Un barrage contre le Pacifique - à l’Afrique en pleine guerre civile. Ce film est une contribution majeure à la compréhension de l’aliénation coloniale.



1. D’après le récit autobiographique de Waris Dirie, coproductrice du film.
2. Schéhérazade et Desert Flower ont été primés par le Prix Lina Manciacapre.