Ordre public, ordre moral !

mis en ligne le 9 septembre 2010
Le bon citoyen, naïf invétéré, a toujours eu ce sentiment bien ancré : les hommes (et les femmes) qui gouvernent, en régime démocratique, ne se laisseront jamais aller aux dérives brutales connues sous les régimes autoritaires. Il y a également cette certitude que les abominations passées ne pourront jamais se reproduire. À la limite, estiment les nuques raides, peut-être faudrait-il serrer la bride, de temps à autre, mais pas au point de remettre en cause les bases même du pays de la liberté. Nous avions touché le fond, il y a quelques décennies, lorsque la France était sous la tutelle d’un régime aux ordres de l’Allemagne nazie. Une telle situation pourrait-elle se reproduire, avec néanmoins une façade démocratique ? On se rassure car les dictatures sanguinaires auraient heureusement disparu – tout au moins en Europe – et les peuples ne peuvent que tirer les leçons des mésaventures connues dans le passé. Voire.

Dans les cités, c’est déjà la guerre !
Ce qui s’est passé à Grenoble (Isère) et à Saint-Aignan (Loir-et-Cher), à la mi-juillet, illustre bien cette volonté de mise au pas d’un groupe de populations désigné comme délinquant. Les imprécateurs espérant ainsi s’attacher la masse des indifférents, sans doute flattée d’une situation lui permettant d’être épargnée.
Le 17 juillet 2010, suite à une nuit de confrontations entre policiers et jeunes de la cité de La Villeneuve, à Grenoble, Frédéric Lagache, secrétaire général adjoint du syndicat de policiers en tenue Alliance, ne craignait pas de déclarer, sur le mode martial : « Nous allons rétablir l’ordre républicain ! » Il est bien évident que la situation est préoccupante. Les rapports conflictuels qui se sont institués, mettant face à face forces de l’ordre et jeunes exclus de fait du circuit scolaire, s’adonnant parfois au commerce parallèle, ne peuvent que déboucher sur une guerre larvée. D’un côté, on nargue les policiers, de l’autre bord c’est une véritable guerre qui est conduite. Déjà, le 18 juillet, depuis Grenoble, les autorités policières tenaient à faire savoir que les forces de l’ordre ne se contenteraient plus des flash-ball et des Taser, mais qu’était bel et bien envisagée l’utilisation des tirs à balles réelles – si de telles confrontations venaient à se renouveler.
Cette volonté de rétablir ou de maintenir l’ordre masque à peine la crainte de voir les banlieues flamber – comme à l’automne 2005. Cela en un temps où les luttes sociales risquent bien plus de mettre le pouvoir en difficulté.
À Saint-Aignan, la cible visible était constituée par ces « gens du voyage », si peu conformes au modèle obligé qu’il est nécessaire de les stigmatiser plus encore, alors que ces citoyens français sont dotés d’un livret de circulation qu’ils doivent faire viser tous les trois mois par la police. Dans l’un et l’autre cas, à Grenoble comme à Saint-Aignan, la police a tué : pour bien faire comprendre au plus grand nombre que l’ordre est au bout du P 38. Nous avions déjà pu constater, à la fin du mois de juin 2010, ce qu’il en était de la morale policière et judiciaire, lors du procès des jeunes « émeutiers » de Villiers-le-Bel. En faisant appel à la délation, il était possible de faire pression sur des témoins peu fiables et, parmi eux, un indic avéré. Ce qui devait conduire le jury « populaire » à prononcer de lourdes peines de prison ferme. Cela sans la moindre preuve, sans même que les témoins de la défense soient respectés par les juges de la cour d’assises de Pontoise.

Où en sommes-nous du respect des droits de l’homme ?
L’évocation de cet ordre public, qu’il conviendrait de protéger, comme priorité absolue, masque à peine la menace de mettre entre parenthèses les libertés fondamentales. Au prétexte de combattre les dérives qui embrasent les banlieues, ce sont les principes même de la démocratie qui vont se trouver en danger. Ne restera plus, dès lors, que la démocratie formelle – ce système qui ne protège plus que les lettres de la loi, en oubliant ses applications réelles. À ce stade, il est impossible d’oublier les leçons remontant à l’époque du pouvoir de Vichy, sous le contrôle de l’occupant nazi.
L’ordre public est bien souvent inséparable de l’ordre moral. C’est de plus en plus le cas. Particulièrement en un temps où les communautarismes religieux repren­nent des couleurs – encouragés par un pouvoir qui espère tirer les marrons du feu de cet abrutissement, face à une population que l’on aimerait éloigner des luttes sociales. Les pouvoirs forts, même issus du suffrage universel, ont toujours expliqué qu’un peuple confit en dévotion était plus facile à gouverner.
Très naturellement sont oubliés les passages inaliénables de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, du 26 août 1789, venant immédiatement après la Nuit du 4 août, au cours de laquelle les représentants élus de l’Assemblée nationale constituante avaient décrété l’abolition des privilèges. Qui, parmi les princes qui nous gouvernent, se souvient réellement de l’article premier de ce texte servant d’étendard à notre République : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » De même est peu à peu oublié l’article 3, qui stipule : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. »
Certes, l’ordre révolutionnaire (bourgeois) naissant évoquait, en son article 12, la nécessité d’une force publique, mais avec cette précision, de plus en plus négligée de nos jours : « Cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. » C’était là un utile avertissement. Qui peut sérieusement affirmer, de nos jours, que la police de la République est sereinement républicaine ? Nous avons vu, en d’autres temps, que cette police pouvait être à la dévotion d’un régime comme celui de Pétain/Laval et des nazis, de l’été 1940 à l’été 1944. Tous ces mêmes policiers, redevenus républicains, n’allaient pas tarder à se rallier au coup d’État à blanc, en juin 1958, conduit par un général de brigade à titre temporaire, reconverti en politique. À cet égard, comment serait-il encore possible de ne pas s’attarder sur l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. » Ce petit texte est important car nos forces, dites de l’ordre, qui créent souvent le désordre, sont effectivement constituées d’agents publics.

Qu’en est-il des bonnes intentions ?
Depuis le mois d’avril 2002, lorsque Nicolas Sarkozy avait accédé à la tête du ministère de l’Intérieur, les forces de l’ordre de ce pays avaient reçu une consigne impérative : « Vous n’êtes pas là pour assurer des missions de prévention, mais pour constater des délits ! » L’incitation répressive était évidente et rejoignait cette volonté de la tolérance zéro, déjà proclamée, quelques années plus tôt par un grand humaniste comme Jean-Pierre Chevènement, lequel avait déjà lancé la guerre contre les « sauvageons » de banlieue, en 1997. Le même, expliquant tranquillement que la France avait une tradition latine de police d’ordre. Toujours cette obsession affirmée de maintenir l’ordre, même s’il n’était pas vraiment menacé.
Les articles 8 et 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 devaient marquer une nette évolution démocratique : « La sûreté consiste dans la protection accordée à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés […]. La loi doit protéger la liberté publique et individuelle contre l’oppression de ceux qui gouvernent. »
Un saut dans le temps nous permet de constater que la Deuxième Guerre mondiale a laissé des traces dans cette France qui, après la défaite du nazisme, avait retrouvé des accents de la grande Révolution française, comme en témoigne le préambule de la Constitution de la IVe République, daté du 27 octobre 1946, qui précisait, entre autres, que « tout homme persécuté, en raison de son action en faveur de la liberté, a droit d’asile sur les territoires de la République ».
Le 10 décembre 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme, proclamée par l’Assemblée générale des Nations unies, ne manquait pas de rappeler que « la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes barbares qui révoltent la conscience de l’humanité. […] Il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droits pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression ».
Cette véritable charte de bonne conduite, adoptée par des pays qui n’avaient pas oublié les ravages du récent conflit mondial, constituait pourtant un simple vœu pieux. Un peu comme les bonnes intentions de la Société des nations (SDN), née du traité de Versailles de 1919. Cette vénérable institution n’avait pas été en mesure, par manque de volonté, d’empêcher l’accession au pouvoir de Hitler, en janvier 1993, considérant les ambitions du « Führer » comme de simples rodomontades. Tout comme avait été négligée la conquête de l’Abyssinie (l’actuelle Éthiopie) par les troupes de Mussolini, avec les bombardements des populations locales. Il en ira de même, de l’été 1936 à l’hiver 1938, lorsque les dictateurs allemand et italien pouvaient, impunément, aider le général Franco à massacrer la démocratie espagnole. Il est vrai que la révolution espagnole ne pouvait que représenter un mauvais exemple pour l’ordre mondial.

Droits de l’homme ? Nicolas Sarkozy connaît le mot…
Dans le préambule de la Proclamation des Nations unies, le 24 juin 1945, ses initiateurs avaient tenu à faire savoir que les droits de l’homme ne pouvaient plus être considérés comme un problème interne des États oublieux de la lutte qu’eux-mêmes venaient de conduire pour la défense des libertés.
Est-ce à dire que le régime instauré par Nicolas Sarkozy et ses séides serait oublieux que la République, rétablie en France en août 1944, pouvait être comparée à un vague souvenir, à peine digne de figurer dans des manuels d’histoire revisités par d’habiles censeurs ? Il est possible de répondre par l’affirmative à une telle interrogation. Ce qui subsiste encore des droits sociaux conquis de haute lutte, durant un siècle, tend à s’amenuiser rapidement. Quant aux droits de l’homme, ils ont peu à peu cédé la place aux droits du plus fort.
Droits de l’homme ? Nicolas Sarkozy connaît le mot mais il ignore ses applications – sauf s’il s’agit des membres de sa tribu. En 2003, alors ministre de l’Intérieur, il pointait déjà un doigt vengeur en direction des défenseurs des libertés, les traitant avec mépris de « droits-de-l’hommistes ». Injure suprême dans le vocabulaire d’un politicien pour qui l’ordre public ne peut que prendre le pas sur toute approche humaniste.