Celui qui voulut faire le portrait de Kropotkine : Gaudier-Brzeska sculpteur anarchiste

mis en ligne le 17 septembre 2009
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L’exposition consacrée l’an dernier au « futurisme à Paris » entre 1908 et 1915, au centre Pompidou, avait permis de rappeler ce que cet effort multiforme et peu ordonné de renouvellement des arts et des esprits devait à un anarchisme lui aussi multiforme et remarquablement vigoureux ces années-là. Une nouvelle exposition * au même centre Pompidou, présentée ensuite au musée des beaux-arts d’Orléans, est venue en offrir une confirmation supplémentaire, en se concentrant sur l’œuvre et la vie d’un sculpteur de génie, tué à 23 ans au sortir d’une tranchée sans doute pour s’être trop fié aux positions de Kropotkine devant le déclenchement de la « Grande Guerre » et de ses prévisibles boucheries.
Né en 1891 à Saint-Jean-de-Braye, commune alors mi-rurale mi-bourgeoise à la limite est d’Orléans, Henri Gaudier aurait pu devenir menuisier charpentier comme son père mais semble s’être vite retranché dans le travail scolaire, la lecture et le dessin pour s’isoler de ses s œurs et de sa mère. De certificat d’études primaires supérieures en brevet élémentaire puis en concours des bourses à l’étranger, il obtenait de partir à 16 ans pour l’Angleterre, pour deux années d’études de commerce qu’il passerait à Bristol et à Cardiff, lisant et dessinant de plus en plus. Il les prolongea par un séjour à Nuremberg d’avril à septembre 1909. En revenant d’Allemagne, il décida d’interrompre ses études, s’installa à Paris, trouva un emploi de traducteur chez Armand Colin, et entre sa chambre près de Saint-Germain-des-Prés et la bibliothèque Sainte-Geneviève, il occupa son temps libre à ses loisirs favoris, non sans fréquentes rencontres d’étudiants et d’artistes, sinon de militants anarchistes.
Ses premières sculptures datent de cette période parisienne, indiquant la voie qu’il suivra jusqu’à sa mort. En mai 1910, il fit la rencontre d’une Polonaise, Sophie Brzeska, de vingt ans son aînée, qu’il tenta ensuite de présenter à ses parents. Refusant la perspective de la conscription de la classe 1911 (pour un service alors fixé à deux ans par la loi de 1905), en janvier de cette année-là il gagnait Londres où le rejoignit sa compagne, avant de douloureuses périodes de séparation pour gagner l’un et l’autre leur subsistance. Resté à Londres, Gaudier trouva un modeste emploi chez un négociant en bois de la City et développa des dons de sculpteur d’abord inspiré de Rodin, puis de plus en plus libre et audacieux, notamment grâce à ce que le British Museum lui révélait des arts d’Afrique et d’Océanie. En 1912 il vit ses premiers dessins publiés dans une revue moderniste, Rhythm, avec cette signature qu’il conserverait jusqu’à la fin, Gaudier-Brzeska.
1913 et le premier semestre de 1914 confirmèrent l’étendue de son génie plastique, avec des œuvres qui le firent aussitôt comparer aux sculpteurs les plus avancés du temps, Archipenko, Modigliani, Zadkine, Epstein ou Brancusi. Quelques commandes lui arrivant, il put aménager un atelier, se procurer du marbre, quitter son emploi à l’automne 1913 et se consacrer pleinement à son art, tout en s’imposant dans l’avant-garde du « London Group » et de ses « rebelles » par les vues originales qu’il allait opposer aux propositions futuristes. Il fut des premiers à chahuter Marinetti venu en Angleterre en juin 1914. Quatre textes brefs, dont le dernier parut dans Blast un mois après sa mort, résument sa conception du « vorticisme » comme « mort assénée à l’impressionnisme et au futurisme » : «Le sculpteur moderne est un homme qui a l’instinct pour inspiration… Ce qu’il sent, il le sent profondément, et ses productions ne sont ni plus ni moins qu’une abstraction de cette sensibilité intense. »
En juillet 1914, pressentant la venue de la guerre, il dressait le catalogue de ses œuvres et rédigeait un testament en faveur de sa compagne. En dépit d’un antimilitarisme constamment exprimé dans sa correspondance, il vint s’enrôler en France dès la déclaration des hostilités. Arrêté comme déserteur à son arrivée à Boulogne, il s’évada le soir même, rejoignit Londres, y acheva sa dernière sculpture en pierre et obtint de l’ambassade de France un sauf-conduit qui lui permit de revenir au Havre le 4 septembre pour y subir un entraînement accéléré avant d’être envoyé au front, en Champagne puis en Picardie. Les quelque quatre-vingts lettres qu’il envoya avant d’être tué le 5 juin 1915 révèlent un combattant déterminé, prenant des risques et des initiatives, mais sans la moindre illusion sur la « beauté moderne » de la guerre, thèse dont il se moquait encore en mai 1915. « Nous avons la meilleure musique futuriste dont Marinetti puisse rêver : armes lourdes, armes légères, coups de canons… Mais tout cela n’est que stupide vulgarité et je préfère le vent frais dans les feuillages, accompagné de quelques chants d’oiseaux. »
Le parcours de météore de Gaudier-Brzeska l’a fait surnommer « le Rimbaud de l’art » ou « le Messie sauvage » (titre du film que lui a consacré en 1972 Ken Russell), mais aussi le « sculpteur maudit » (sous-titre de l’unique livre en français à son sujet, publié par Roger Secrétain en 1979) du fait de l’indifférence longtemps marquée en France à cet artiste largement admiré ailleurs. Une part de cette « malédiction » tient probablement à la marque des idées anarchistes sur sa vie et sur son œuvre, moins explicite dans ses rares engagements publics que dans ses propos recueillis par des amis et sa correspondance (toujours inédite en français) dont l’excellent catalogue du centre Pompidou reproduit des extraits significatifs. Un chercheur britannique, Mark Antliff **, a entrepris d’étudier les lectures du sculpteur à Londres, et spécialement de périodiques français qu’on dirait « para-libertaires », La Guerre sociale et Les Hommes du jour (« War against war : Anti-Militarism, Anarchism and the Vorticist Aesthetic of Henri Gaudier-Brzeska », et « Henri Gaudier-Brzeska’s Guerre sociale : Art, Anarchism and Anti-Militarism in Paris and London, 1909-1915 », sous presse).
Ces lectures n’étaient certainement pas les seules à sa disposition dans ce foyer anarchiste international qu’était alors Londres, et elles ne faisaient que conforter des convictions acquises à Paris entre septembre 1909 et les premiers jours de 1911. Il ne put manquer de s’associer à l’énorme manifestation de protestation du 14 octobre 1909 à l’annonce de l’exécution, la veille, de Francisco Ferrer à Montjuich, qui tourna à l’émeute aux alentours du parc Monceau et au-delà. Les grèves et les manifestations particulièrement nombreuses de l’année 1910 — et pour des revendications qui sembleraient stupéfiantes aujourd’hui, les maraîchers de Gennevilliers réclamant ainsi de dormir ailleurs qu’avec les chevaux dans les écuries -, le familiarisèrent avec les principaux thèmes du syndicalisme révolutionnaire. Sans parler des grèves les plus connues, charbonniers au Havre, mineurs du Pas-de-Calais, cheminots exigeant partout « la thune » (augmentation de 5 francs), celle des ébénistes parisiens eut un retentissement local considérable, avec les obsèques de l’ouvrier anarchiste Cler, le 26 juin, tué par la police lors d’affrontements quelques jours plus tôt.
Selon Ezra Pound, alors intéressé par les méthodes et les idées du syndicalisme révolutionnaire anglais, et devenu ami et admirateur du sculpteur jusqu’à éditer un livre-catalogue un an après sa mort (Pound, Gaudier-Brzeska. A Memoir, Londres-New York, 1916, ici p. 49), c’est l’une de ces manifestations qui l’aurait incité à quitter Paris et la France. « Un artiste avait une maîtresse, et un petit chef de la police ou quelqu’un de ce genre qui la désirait la prit ou tenta de le faire, et l’artiste attaqua le policier, fut condamné à trois ans, et le petit chef en eut son profit. Et quand l’artiste sortit de prison, il accumula pistolets et cartouches et fit un beau tableau de chasse sur les policiers (je ne me souviens plus du détail), et le quartier Latin s’embrasa, fit irruption dans la prison le matin de l’exécution et mit en pièces la guillotine, et néanmoins l’artiste fut exécuté et beaucoup d’étudiants arrêtés, dont H. Gaudier, qui se dégagea des bras qui le retenaient et s’échappa. »
En réalité, comme des dizaines de milliers d’autres Parisiens, Gaudier était allé crier « Vive Liabeuf et mort aux vaches ! », pour exiger la grâce de cet ouvrier révolté d’avoir été indûment emprisonné pour proxénétisme, et dont la vengeance, à sa sortie de prison, fut peut-être en effet celle d’un « artiste ». Rue Aubry-le-Boucher (sic), protégé par des brassards et des poignets de cuir hérissés de clous, armé d’un pistolet et de tranchets, il assaillit une patrouille, tua une « vache » et en blessa sept autres. Sa condamnation à mort en mai 1910 déclencha de violentes manifestations — Jaurès y fut même assommé, écrit Victor Serge. Elles durèrent jusqu’au 14 juillet, mais atteignirent leur point d’orgue lors du transport de la guillotine entre la Petite Roquette et la Santé, puis durant son installation boulevard Arago, devant la prison. Le 2 juillet à 4 h 47, les derniers mots de Liabeuf furent : « Je ne suis pas un souteneur ! »
Sans doute ces affrontements où « les flics sortaient de sous les pavés », selon une formule de L’Humanité, représentaient-ils un risque pour un antimilitariste encore mineur et décidé à l’insoumission, mais l’affaire Liabeuf l’avertissait d’une menace tout aussi redoutable. Quelques semaines après, séjournant chez ses parents et souhaitant leur présenter son amie, il l’installa dans un village voisin, lui rendant visite tous les jours jusqu’à ce qu’une dénonciation anonyme, l’accusant de prostitution, la contraigne de rentrer à Paris. Voyant l’amour libre condamné à la plus stricte clandestinité sauf à devenir un nouveau Liabeuf, Gaudier-Brzeska se garda ensuite de présenter sa compagne autrement que comme sa « s œur », même à des proches d’esprit libre comme Pound. Celui-ci a relaté l’intérêt passionné que portait le sculpteur aux m œurs amoureuses et sexuelles d’Afrique ou d’Océanie, et il est évident qu’à côté de l’antimilitarisme, « le problème de l’amour », selon le titre d’un célèbre article de Malatesta (1900), le poussait puissamment vers les anarchistes, les seuls à l’aborder à hauteur des émotions et des aspirations qu’il éprouvait depuis la rencontre de Sophie Brzeska.
Les attitudes et les propos du sculpteur rapportés avec plus ou moins d’exactitude par Pound et quelques autres témoins appelleraient beaucoup de commentaires similaires, mais il faut en revenir à l’influence apparemment décisive de Kropotkine sur ses dernières années. Il avait de multiples raisons de vouloir rencontrer en décembre 1912 celui qu’il nommait « le grand anarchiste » et dont il avait appris la présence à Londres. « Je serais le plus heureux diable de faire son portrait », écrivait-il à sa compagne. Le septuagénaire était l’un des rares théoriciens libertaires à s’être soucié assidûment de l’art dans une perspective révolutionnaire, affirmant dès 1885 dans Paroles d’un révolté : « Vous, poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, si vous avez compris votre mission et les intérêts de l’art lui-même ; venez donc mettre votre plume, votre pinceau, votre burin au service de la révolution ». C’est également pourquoi Gaudier-Brzeska aurait infiniment souhaité être l’égal d’Aristide Delannoy — l’illustrateur des Temps nouveaux et de L’Homme du jour, dont il pleura la mort en 1911 « pieusement » - et devenir une sorte de Daumier de la presse anarchiste, quitte à réserver comme ce dernier la sculpture pour des temps meilleurs.
Ses positions sur le « problème de l’amour », comme sur ceux de l’art et de la guerre, se ressentent de la lecture des publications libertaires venues de Paris ou même de Londres, à l’instar du journal Freedom de Kropotkine. Même s’il reste à le démontrer dans le détail, il semble qu’il ait largement suivi les péripéties de la première guerre des Balkans d’après les analyses de ce dernier, estimant avec lui en 1912 qu’« après cette guerre, il n’y aura aucune excuse pour une autre ». En juillet 1914, il ne s’agissait plus d’« excuses » à un conflit lointain, mais de décisions imposées par l’échéance immédiate. L’attitude des syndicats et des partis de gauche, l’échec du congrès anarchiste international de Londres, diverses autres circonstances laissaient peu espérer d’une « grève générale insurrectionnelle » faisant obstacle à la guerre entre grandes puissances industrielles. Du fait de ses mauvais souvenirs d’Allemagne et de son admiration pour la culture italienne, Gaudier-Brzeska partageait certainement avec Kropotkine l’idée que dans cette guerre sans excuses mais inéluctable, le militarisme des Prussiens en faisait d’« atroces conquérants » qui allaient « de nouveau écraser la civilisation latine et le peuple français » en même temps que « la patrie de la Révolution et de la liberté ». D’autres, comme Malato, allaient jusqu’à recommander de s’enrôler « pour la liberté universelle ».
« Les anarchistes ont-ils oublié leurs principes ? », protestait Malatesta dès novembre 1914 dans Freedom. Jean Maîtron a également relevé l’âge avancé de la plupart des signataires du « Manifeste des seize » officialisant le ralliement d’une partie des libertaires à « l’union sacrée » : s’ils pouvaient se souvenir de « l’Internationale bakouninienne » et de « la Commune de Paris » y compris dans ses dimensions militaires, très peu d’entre eux étaient mobilisables et en mesure de payer de leur personne, en février 1916. Déjà bien d’autres que Gaudier-Brzeska s’étaient engagés et fait tuer par excès de confiance à ces vues calamiteuses, qu’on les rapporte à ces vies sacrifiées ou à l’ensemble du mouvement anarchiste d’après-guerre qui en fut certainement très affaibli, quoique dans des proportions encore malaisées à établir aujourd’hui. C’est à la mesure de ce contexte de désastre général qu’il faut sans doute apprécier la profondeur et la hauteur de vues du jeune sculpteur devenu pleinement conscient de ses ressources et des orientations de son art.
Parmi maints autres exemples, une sculpture qu’il commença en 1912, « Deux femmes qui courent » (non conservée), lui apparut vite « comme une allégorie : le génie de la liberté attirant la femme vers une vie plus noble ». En 1915, continuant « depuis les tranchées » à définir le « vorticisme », terme inventé par Pound mais qu’il avait été le premier à investir d’un sens précis, il écrivit un dernier et bref « manifeste » très éloigné du futurisme. À côté de vues sommaires et discutables sur la guerre en rapport avec les crises économiques récentes et la surpopulation de l’Europe, il réaffirmait que « ce serait folie de chercher des émotions artistiques » dans « les explosions d’obus, les rafales, les réseaux de barbelés, les projecteurs, le chaos de la bataille… Mes vues sur la sculpture restent absolument les mêmes… Une compagnie de perdreaux vient longer notre tranchée… Rien n’a changé, même superficiellement, la vie demeure la même force, le moteur qui permet à l’humble individu de s’affirmer… »
S’il ne semble pas avoir présenté son combat dans les tranchées comme de « l’action directe », il considérait certainement son art, qu’il en était venu à pratiquer « à taille directe » sur la pierre même, comme de la « propagande par le fait » au service de la vie telle qu’un anarchiste pouvait l’entendre. C’est également la « force » ou le « moteur » qui font aujourd’hui encore la puissance de ses dessins et de ses étonnantes sculptures, Danseuse en pierre rouge (1913), L’Étreinte (1913), Femme assise (1914), que cette exposition fait heureusement découvrir à un public désormais bien informé du « futurisme à Paris », mais qui ignorait tout de son opposant si novateur et supérieur Gaudier-Brzeska.

Gilles Bounoure



* Exposition jusqu’au 14 septembre au centre Pompidou et du 15 octobre au 17 janvier 2010 au musée des Beaux-arts d’Orléans. Catalogue très fourni, avec de nombreux documents inédits, Henri Gaudier-Brzeska dans les collections du centre Pompidou, Paris, MNAM, 2009.
** Distinct de l’universitaire canadien Alan Antliff aux recherches plus anciennes (Only a Beginning’An Anthology of Anarchist Culture, et Anarchist Modernism : Art, Politics, and the First American Avant-Garde, 2001), justement contestées pour leurs conceptions très floues de l’anarchisme et de son histoire.