Georges Fontenis : parcours d’un aventuriste du mouvement libertaire (2/2)

mis en ligne le 23 septembre 2010
Comment expliquer l’ascension d’un Georges Fontenis qui pu aussi facilement cumuler à la fois au sein d’une organisation composée, a priori, de militants anarchistes, les fonctions de secrétaire général pendant cinq ans, de responsable du groupe d’autodéfense, de responsable des cours de formations aux jeunes militants, de responsable de la Revue anarchiste, de secrétaire de rédaction permanent et directeur de publication du Libertaire, de responsable de la commission éducation, de secrétaire des Jeunesses anarchistes et par-dessus tout de secrétaire de l’OPB !
Le mémorandum du groupe Kronstadt tente une explication : « Ainsi, utilisant la passivité de la masse des militants et le noyautage méthodique, une fraction est parvenue à contrôler et à diriger l’ensemble de la Fédération. […] Son monolithisme de pensée et sa cohésion disciplinée lui ont permis une stratégie et une tactique triomphant aisément des militants dispersés confiants dans le fédéralisme de l’organisation. » Selon le mémorandum, le succès de l’entreprise de Fontenis tenait surtout au « manque de vigilance révolutionnaire des militants et au renoncement passif d’un grand nombre d’entre eux à exercer leur droit de critique sur les faits qui pouvaient leur paraître sujets à caution ». Enfin, dans sa conclusion, il dénonce : « […] Quelques militants ont organisé une société secrète au sein d’une Fédération anarchiste avec un bureau directeur, répartition des tâches, gestion, discipline quasi militaire, statuts et objectif, ainsi qu’un but final inavoué et inavouable. Il est difficile, en effet, de prouver péremptoirement que ce but final : la bolchévisation, la prise de direction de la Fédération se trouve à la base de l’OPB pour certains, cela est suffisamment rassurant, seulement, il se trouve que dans une question d’ordre idéologique et organisationnel, nous n’avons aucun droit de nous préoccuper des intentions peut-être sincères à l’origine mais qui n’étaient pas pour autant moins déviationnistes dès le départ. On ne peut pas introduire dans une analyse politique la notion sentimentale des “bonnes intentions” et surtout nous ne pouvons pas le faire en tant que militants conscients quand il est question tout simplement des agissements totalement opposés à la base même à la doctrine anarchiste. Croire ou faire semblant de croire qu’on arrivera à mettre sur pied une organisation libertaire et fédéraliste en agissant en cachette et derrière le dos des camarades, en passant par-dessus la tête des groupes et assemblées contrairement à tous les principes fédéralistes, s’assurer le contrôle bureaucratique de l’appareil organisationnel, croire qu’en organisant la dictature, on se bat pour la liberté, ne peut avoir d’autre signification que la naïveté ou alors l’absence totale de formation politique anarchiste. »
Maurice Joyeux, dans ses mémoires intitulées Sous les plis du drapeau noir. Souvenirs d’un anarchiste (éditions du Monde libertaire, 1988), propose une autre thèse axée sur la personnalité de Fontenis : « Le secrétariat général de l’organisation n’a pas chez nous l’importance qu’il a ailleurs, dans les partis politiques de gauche. Pour lui donner une importance similaire il faut transformer l’organisation et la faire grandir. En faisant grandir l’organisation, on fait grandir celui ou ceux qui se trouvent à sa tête. Le fossé qui sépare le fédéralisme libertaire de la population est encore trop important pour que l’organisation se développe et acquière un caractère de masse. Une seule solution, y introduire à côté d’un esprit libertaire aimable le matérialisme dialectique issu de Marx et qui, à cette époque, se répand un peu partout à une vitesse de croisière. Seul l’apport du marxisme peut permettre le développement accéléré de la Fédération anarchiste, seule la transformation de la Fédération anarchiste peut donner de l’importance à son secrétariat général d’abord et, par voie de conséquence, à son inspirateur, supposé, tel Lénine, patauger dans le génie. Pour moi, c’est ça l’affaire Fontenis et les méthodes mises à part, bien d’autres par la suite essaieront de barbouiller de marxisme l’idéologie libertaire. Armé de ce corps de “doctrine”, Fontenis ne travaille pour personne d’autre que pour lui-même. Où se trouve la sincérité dans ce mélange d’ambitions qui lie l’homme, qui impulse l’organisation, et l’organisation qui grandit l’homme ? »
Fontenis maintient malgré tout quelques liens avec ses derniers fidèles. Le 22 juin 1958, la liaison des anciens militants de la FCL prend le nom d’Action communiste, des contacts sont pris avec Voie communiste, opposition interne du PCF qui regroupe des trotskistes pablistes et des opposants communistes, ainsi qu’avec des militants du groupe Socialisme ou barbarie. Action communiste se dissout à l’été 1958 et rallie Voie communiste. Fontenis rejoint l’équipe de rédaction de La Voie communiste et continuera d’y militer quelques années.
La même année, il est réintégré dans l’éducation nationale, son activité militante ayant fortement décru, il peut désormais consacrer du temps pour sa carrière et préparer le concours d’inspecteur de l’éducation nationale. À la rentrée 1959, il intègre l’école normale supérieure de Saint-Cloud. Il sera par la suite nommé inspecteur en zone rurale de 1962 à 1967, puis professeur de psycho-pédagogie à l’école normale de Tours.
En 1961, et contre toute attente, Fontenis effectue un bref passage dans la franc-maçonnerie. Par la suite, il affirmera en éprouver « ni honte, ni regret ».
À partir de 1968, il reprend contact avec le mouvement libertaire. À Tours, il contribue à créer le Comité d’action révolutionnaire (Car) et le 1er mai, il lance avec Pierre Morain un « Appel aux anciens de la FCL et de l’Ugac » dans lequel il propose aux militants communistes libertaires, aux groupes anarchistes communistes et aux marxistes critiques d’œuvrer à une « solution commune ». Fontenis constituera très vite à Tours un groupe communiste libertaire, dit « Action Tours » qui adhère aussitôt à l’Ugac.
En 1966, l’Ugac publia une Lettre au mouvement anarchiste international dans laquelle elle affirme sa conviction que l’anarchisme ne peut assumer de leadership dans le mouvement révolutionnaire, et qu’il doit se résigner à n’être qu’une composante d’un mouvement plus large. L’Ugac entama alors une politique frontiste qui la conduisit à faire des alliances avec des mouvements maoïstes ou pablistes.
En 1969, l’Ugac, qui ne se considère plus comme une union de groupes, se transforme en simple tendance et prend le nom de Tendance anarchiste communiste (Tac) qui intégrera un éphémère Comité d’initiative pour un mouvement révolutionnaire (Cimr) aux côtés d’Alain Krivine, de Daniel Bensaïd et d’Henri Weber de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), des militants du courant pabliste ainsi que des dissidents du PCF.
Des militants de la Tac, de la Jeunesse anarchiste communiste (Jac) et des anciens de la FCL tiennent à Paris les 10 et 11 mai 1969 le congrès constitutif du Mouvement communiste libertaire (MCL). On y retrouve notamment, outre Fontenis dont la réapparition cause quelques remous, Daniel Guérin (qui venait de publier Pour un marxisme libertaire aux éditions Laffont, dans lequel il écrivait notamment : « En prenant un bain d’anarchisme, le marxisme d’aujourd’hui peut sortir nettoyé de ses pustules et régénéré. »), Alexandre Skirda et Roland Biard. Fontenis est chargé de rédiger le texte de base de l’organisation ; il écrira plus tard à propos du MCL que celui-ci était une sorte de « synthèse » de « certains apports du marxisme, du courant ouvrier libertaire et du conseillisme ».
Outre la présence problématique de Fontenis qui risque, par sa seule présence, d’hypothéquer l’avenir du MCL et la place en marge du mouvement anarchiste, des tensions apparaissent dès l’origine entre des tendances plateformistes, spontanéistes, conseillistes et néosituationnistes, le MCL s’étiolera rapidement avant la fin de l’année 1969, sans avoir pu réaliser ni une unité idéologique ni avoir pu capter la jeunesse contestataire.
Le MCL et l’Ora (Organisation révolutionnaire anarchiste, autre tendance organisée créée en 1968 au sein de la FA, qui s’en détachera et se constituera en organisation spécifique en 1970) tentent un rapprochement qui échouera malgré l’intervention et la médiation de Daniel Guérin. En juillet, un groupe du MCL rejoint l’Ora tandis que quatre groupes de l’Ora rejoignent le MCL et donnent naissance à la première Organisation communiste libertaire (OCL-1) lors d’un congrès à Marseille les 10 et 11 juillet 1971. Ce même congrès adopte un texte proposé par Fontenis qui sera publié dans le numéro de novembre de Guerre de classes sous le titre de « Plateforme communiste libertaire de 1971 ».
L’OCL-1 entretient dès sa création des contacts avec un groupe dénommé la Gauche marxiste autour de thèmes favorables au conseillisme. L’OCL-1 aura une existence assez agitée, tiraillée constamment entre des tendances contradictoires. En 1974, Guérin quitte l’OCL-1 pour l’Ora tandis que Fontenis continue d’y militer, le groupe de Tours auquel il adhère assumant désormais le secrétariat de l’organisation. L’OCL-1, renforcée par la venue de deux groupes scissionnistes de l’Ora, fonde un nouveau bulletin de discussion et de confrontation, Rupture, qui déclare contribuer à « l’élaboration du projet communiste à l’émergence d’un mouvement communiste radical ». Cette orientation « ultragauche-marxiste-luxembourgiste et conseilliste » va les conduire vers ce que l’on appellera « l’autonomie ». En 1976, l’OCL-1, qui se désagrège progressivement, prononce sa dissolution le 28 novembre.
Après les grèves de 1974 dans les banques, le rail et aux PTT, naît une tendance ouvriériste et syndicaliste révolutionnaire au sein de l’Ora. Cette tendance, baptisée Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL), critique les dérives ultragauchistes de l’Ora (notamment son antisyndicalisme) et sa confusion politique (divergences sur les questions de nationalité, de régionalisme et sur les luttes de libération nationale, départs en 1971 de militants vers des groupuscules maoïstes et exclusions en 1972 de militants qui soutiennent les « candidatures révolutionnaires uniques » et qui rejoindront en majorité Lutte ouvrière ou la Ligue communiste !).
En 1976, le congrès de l’Ora à Orléans entérine l’exclusion de la tendance UTCL et se rebaptise Organisation communiste libertaire (OCL-2 dite « deuxième manière », dont la filiation actuelle correspond à l’OCL, éditant le mensuel Courant alternatif à partir de 1980). L’OCL-2 publie Front libertaire et un premier numéro de Pour l’autonomie ouvrière et l’abolition du salariat.
En avril 1976, les exclus de l’Ora créent un collectif pour une UTCL et se dotent au mois de mai d’un organe de presse : Tout le pouvoir aux travailleurs.
Fontenis assiste en simple sympathisant, les 25 et 26 février 1978, au congrès constitutif de l’UTCL qui passe du statut de tendance à celui d’organisation. Daniel Guérin adhère immédiatement tandis que Fontenis donnera son adhésion formelle en novembre 1980 et militera au groupe de Tours.
Au cours des années suivantes, l’UTCL agrégera divers groupes d’obédience communiste libertaire dont le Collectif jeunes libertaires (CJL) issu du mouvement lycéen et étudiant contre les lois Devaquet en 1986. En 1989, un processus d’unification est engagé et un « Appel pour une alternative libertaire » est publié dans le numéro de mai de Lutter et signé par plus d’une centaine de militants.
En 1991, l’UTCL et le CJL s’autodissolvent et fusionnent dans une nouvelle organisation : Alternative libertaire (AL), qui publie un Manifeste pour une alternative libertaire et édite le mensuel Alternative libertaire.
En 1990, Fontenis publie aux éditions Acratie ses mémoires sous le titre L’Autre communisme, histoire subversive du mouvement libertaire. En 2008, une édition revue, corrigée et augmentée sort aux éditions Alternative libertaire sous le titre de Changer le monde. Histoire du mouvement communiste libertaire, 1945-1997.
En 2002, il publie à compte d’auteur Non conforme aux éditions Bénévent, accueilli avec « un certain malaise » dans Alternative libertaire de décembre 2002 par Guillaume Davranche et Patrice Spadoni qui écrivent : « Hélas, si Georges Fontenis a toujours le souci de “briser les tabous”, il ne le fait pas dans Non conforme avec beaucoup de pertinence. L’exercice tourne ici à la recherche d’une posture iconoclaste qui le plus souvent rate sa cible, quand elle ne se fourvoie pas carrément. Le propos est confus, et ambigu sur certaines questions de société. En fin de compte, Georges Fontenis veut poser des questions non conformes mais la rédaction souvent ambivalente de ses réponses risque de conduire des lecteurs (trices) à des conclusions trop conformes… à l’idéologie dominante. » Fontenis communiquera une protestation véhémente dans le numéro suivant de janvier 2003. Il restera adhérent à Alternative libertaire à Tours et, son état de santé se dégradant, se retirera progressivement de toute activité militante.
Militant à la Libre-Pensée d’Indre-et-Loire, il participera activement au Collectif contre la venue du Pape à Tours en 1996. À cette occasion, on le verra déguisé en pape tel un Georges Ier défilant en papamobile au cœur de la manifestation anticléricale, image qui sera notamment reprise dans les journaux télévisés.
Militant toujours à la tendance école émancipée, il adhérera à Sud Éducation à la création du syndicat.
En 2008 sort un DVD d’un entretien filmé de Fontenis réalisé par Franck Wolff sous le titre Parcours libertaire. On le verra une dernière fois publiquement à une projection du documentaire à Tours le 21 février 2009.
Il aura indubitablement constitué une figure marquante et déterminante dans le mouvement libertaire de la deuxième moitié du XXe siècle. Plus de six décennies de présence et de militantisme – de l’UA d’avant-guerre et la FA d’après-guerre, puis à l’OPB, la FCL, Voie communiste, l’Ugac, le MCL, l’OCL-1, l’UTCL jusqu’à AL d’aujourd’hui – dessinent un parcours plutôt hors du commun. S’il a largement contribué à l’affirmation et à l’autonomie d’un courant communiste libertaire se « suffisant à lui-même » naviguant entre un mouvement anarchiste et une extrême gauche, on se rappellera surtout de lui pour ses méthodes autoritaires et ses dérives idéologiques ayant marqué un épisode des moins glorieux de l’anarchisme français. L’histoire de Fontenis évoque encore aujourd’hui pour les uns un passé difficile à assumer et un héritage plutôt encombrant ; pour les autres, il restera le responsable désigné d’un traumatisme profond qui affectera durablement le mouvement ainsi que le symbole du danger mortel pour l’anarchisme du leadership et de la tentation politique. Malgré de profondes et nombreuses inimitiés, aussi bien dans le camp anarchiste que dans sa propre famille communiste libertaire, et des désaccords récurrents avec les « historiens » du mouvement anarchiste (Jean Maitron, Roland Biard, Alexandre Skirda, Frank Mintz), Fontenis défendra jusqu’au bout sa version des faits et justifiera son action notamment dans son histoire autobiographique.
Pour autant, dans une lettre à Skirda en mars 1987, il affirme que « face à ceux qui condamnaient le mouvement anarchiste à une lente dégénérescence, à l’étiolement, la FCL, grâce à l’OPB, a sauvé l’honneur et permis, à travers maintes vicissitudes historiques, que se constitue un courant communiste libertaire dont la permanence est évidente aujourd’hui ». En juin 2000, dans un entretien avec Gilbert Estève dans l’école émancipée, il affirme que « l’essentiel n’est pas à renier » et insiste : « En ce qui me concerne, je persiste et je signe. »
Georges Fontenis s’est éteint dans sa quatre-vingt-dixième année le 9 août 2010 à son domicile de Reignac-sur-Indre en Indre-et-Loire.
Alternative libertaire rédigera un communiqué intitulé « Georges Fontenis : une figure internationale du communisme libertaire nous a quittés » qui sera diffusé puis lu aux obsèques. La Fédération anarchiste transmettra également un « message de sympathie à nos camarades d’Alternative libertaire après le décès de Georges Fontenis ». Une nécrologie paraîtra également dans Le Monde du 13 août 2010 sous la plume de David Berry tandis qu’Alternative libertaire de septembre 2010 consacre plusieurs pages à sa mémoire.