L’univers de Lalie Walker

mis en ligne le 14 octobre 2010
Lectrice assidue de polars et romans noirs, j’avoue que certains de ces livres me tombent parfois des mains : enquêteurs misogynes, femmes passives et victimes. Quand mon regard de lecteur « universel » s’efface et laisse la place à mon œil critique et féministe, impossible de lire de la même façon les aventures de ce flic macho, qui évalue les femmes d’après leur façon de faire à manger – ou tel autre qui avoue ressentir de la fascination pour un tueur de femmes particulièrement sadique… Car il y a chez beaucoup d’auteurs un plaisir certain, plus ou moins avoué, à se glisser (fictivement) dans la peau de pervers dépeceurs et violeurs de femmes. À croire que c’est bien mystérieux, ce qu’elles ont « à l’intérieur » – ventre, sexe, vagin ; mystère de l’origine, centre de l’amour, lieu de la « petite mort » – qu’il faille sans cesse tenter de le rendre visible aux yeux de tous : femmes ouvertes, ventres béants, corps écartelés, livres après livres… Et invariablement, la violence se trouve du côté masculin. (Lisez à ce propos l’étonnant livre de Sylvie Picard, Serial victime, Baleine, 1997 : hilarant !)
Donc, je me mets à rechercher frénétiquement des romans policiers « dont vous êtes l’héroïne », dans lesquels les femmes sont enquêtrices ou du moins échappent au statut de victime. C’est ainsi que j’ai rencontré, pour rester dans le 18e arrondissement, Nadine Monfils (Monsieur Émile, Gallimard, 1998). Et récemment : Lalie Walker.
Suffit-il de mettre une femme à la place de l’enquêteur masculin pour faire un bon polar ? Sans doute que non… On échappe cependant à bien des clichés ! L’acharnement à savoir n’est plus l’apanage des hommes : « Cette femme avait l’efficacité d’un félin qui se faufile au milieu d’un terrain dangereux, en quête d’une proie » (Les Survivantes).
Jeanne Debords, le personnage récurrent des romans de Lalie Walker, est au centre de ses premiers livres. Autour d’elle gravitent des individus qui nous livrent leurs peurs, leurs doutes, leurs failles. L’univers de Lalie Walker est sujet au dérangement : troubles de l’esprit et du corps ou dérèglement climatique – l’ordre vacille. Sans doute la condition sine qua non pour aboutir à une situation moins fausse. (Car ce qu’on appelle l’ordre, les anarchistes le savent bien, n’est souvent que le chaos institutionnalisé.) Lalie Walker s’interroge en filigrane sur la frontière entre le rêve et la réalité, le normal et le pathologique. Avec une attention particulière portée aux marginaux – laissés pour compte, clochards, êtres aux corps difformes, femmes trop « fortes » au physique ingrat… Dès que l’on plonge dans les méandres psychologiques des personnages, l’empathie prévaut.
Difficile, ceci dit, de résumer les romans de Lalie Walker et de donner une idée du suspense qui nous tient en haleine dès les premières pages. Dans Aux malheurs des dames, une série de disparitions a lieu au marché Saint-Pierre, dont la police semble bien peu se soucier. Elles attirent l’attention de Rebecca Levasseur, une sociologue atypique qui décide de se charger, officieusement, de l’enquête. Dans Les Survivantes, une légiste experte en son domaine, Anne Boher, est la cible d’un complot. C’est une psychologue, Laure Bellanger, qui vient à l’aide de la police pour résoudre l’affaire. Le tout dans l’atmosphère angoissante d’un Strasbourg écrasé par la canicule et envahi par d’inquiétants militants de l’ordre nouveau. À chaque fois, on sort du cadre des enquêteurs professionnels. Un regard inhabituel est porté sur la police et la justice.
Difficile également de parler de l’univers de Lalie Walker sans évoquer, même brièvement, sa biographie tant sa vie semble insuffler à son œuvre un esprit de liberté et d’indépendance. Elle qui « refuse de suivre une seule et même ligne de vie » a été serveuse, traductrice, secrétaire, formatrice et psychanalyste (voir son blog : www.laliewalker.com). Elle pratique le décloisonnement systématique, faisant éclater les cadres du roman policier : roman noir ?, « thriller psy » ?, science-fiction ? Elle poursuit actuellement – comme l’un de ses personnages – des recherches sur le rêve. Le rêve et la fiction pour aller « fouiller dans certains recoins de la psyché humaine ». Le résultat est… déstabilisant.
Est-ce finalement si étonnant de la retrouver aujourd’hui assignée en justice, à cause de son livre Aux malheurs des dames ? Le gestionnaire du marché Saint-Pierre ayant porté plainte pour diffamation, le procès aura lieu le 16 octobre ! Là où la réalité rejoint la fiction…

Caroline, groupe La Rue