Réforme des retraites : resituer le problème dans son contexte général

mis en ligne le 28 octobre 2010
Puisqu’il est question de « pédagogie » s’agissant d’expliquer la réforme des retraites, peut-être serait-il bon que nous nous y mettions, nous aussi.
À l’origine, donc, il y a la « mondialisation ». La mondialisation, contrairement à ce que beaucoup pensent, ce n’est pas que l’économie devienne mondiale. L’économie a toujours été mondiale. Lorsque Marco Polo se rend en Chine en 1274 en suivant la route de la soie – qui, soit dit en passant, existait depuis longtemps –, l’économie était déjà mondialisée.
La « mondialisation », que les Anglo-Saxons désignent plus justement du terme de « globalisation », signifie que tout devient marchandise. Ce n’est donc pas tant un phénomène horizontal, spatial, qu’un phénomène « volumétrique ». C’est comme si on avait un énorme sac, qu’on mettait la planète dans ce sac et qu’on disait que tout ce qui se trouve dedans était susceptible d’être acheté ou vendu afin de faire des profits. Rien de ce qui se trouve sur Terre ne doit échapper au marché. C’est ça, la globalisation.
C’est valable pour les plantes, par exemple : des hommes parcourent la planète au nom de multinationales et déposent des brevets sur les plantes, dont certaines, comme en Inde, sont utilisées pour la médecine depuis 4 000 ans. Dès lors que le brevet est déposé, les gens ne peuvent plus (en principe) utiliser ces plantes sans verser de royalties à la multinationale ayant déposé le brevet. On peut tout acheter, ou plus exactement, on peut tout s’approprier.
Dans un autre registre, les services publics constituent un domaine qui échappait au marché et que celui-ci tente de s’approprier depuis une vingtaine d’années.

Qu’est-ce qu’un service public ?
C’est une entité économique destinée à satisfaire un besoin collectif – santé, transports, instruction, énergie, etc. – bâti au fil des générations avec l’argent des contribuables. Le fondement de la constitution des services publics est précisément qu’il répond à un besoin qui échappe au marché. Les services publics sont, par définition, la propriété du public. C’est le bien commun 1.
Le problème, c’est qu’ils représentent potentiellement des sources colossales de bénéfices qui échappent au marché – ce qui est inacceptable pour les capitalistes. Nous assistons par conséquent depuis vingt ou trente ans à une attaque en règle contre les services publics pour légitimer leur privatisation.
Or le meilleur moyen pour justifier auprès des usagers la privatisation des services publics, c’est tout simplement de les saboter. Ce n’est pas une formule de style, cela a été très explicitement formulé dans un document de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) : dégradez la qualité des services rendus et les usagers finiront par se tourner vers le privé. C’est d’un cynisme inouï. Cette stratégie a d’abord été préconisée dans le domaine de l’éducation, mais il est évident qu’elle est applicable à tous les secteurs.
Qu’on en juge : « Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles et aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement.
Cela se fait au coup par coup, dans une école et non dans un établissement voisin, de telle sorte qu’on évite un mécontentement général de la population » (« La faisabilité politique de l’ajustement », Cahier de politique de l’OCDE, n° 13, 1996).
Il est évident que pour le rédacteur de ce texte, la population n’est rien d’autre qu’un ensemble de pions qu’on manipule. Qu’un type ait pu seulement imaginer une pareille chose est proprement impensable.
Un certain nombre d’organismes ont été créés par les instances internationales pour réaliser l’objectif de privatisation des services publics. Ces organismes agissent avec une arrogance incroyable et une persévérance sans fin. L’Accord général sur le commerce des services (AGCS), ou GATS en anglais (General Agreement on Trade and Services), est un accord multilatéral mis en place par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) depuis 1995 à l’initiative des États-Unis. Cet accord s’applique aux « services » au sens large du terme. Il prévoit la privatisation de l’ensemble des services publics : énergie, poste, transports, éducation, santé, etc. Le seul marché de l’éducation représente un pactole de 2 000 milliards de dollars, celui de la santé 3 500 milliards, sommes que le secteur privé ambitionne de s’approprier.
Les privatisations qui sont en œuvre ou qui sont déjà réalisées en France – EDF, Air France, La Poste, etc. – ne sont rien d’autre que l’application de mesures dictées par des accords internationaux signés sur le dos et à l’insu des populations. Ces négociations se déroulent dans la plus totale opacité. L’opacité de ces négociations – dont on connaît cependant l’existence – est accrue par la discrétion totale des partis de gauche et des organisations syndicales. L’accès aux documents de négociation est impossible. En d’autres termes, des gens négocient l’avenir de la population sans l’en informer, sans en expliquer les enjeux, sans rien dire des conséquences. Une minorité de personnes négocient, sans n’avoir jamais consulté ladite population, la privatisation d’un ensemble d’infrastructures qui lui appartiennent. L’État s’arroge le droit de vendre à des actionnaires privés des biens qui appartiennent à la population tout entière. Des infrastructures que les générations successives ont contribué à bâtir avec leur argent sont vendues au secteur privé. Cela s’appelle tout simplement du vol. C’est un immense acte de brigandage contre le bien commun.
L’attaque contre le système des retraites n’est qu’un des éléments qui entrent dans le cadre de cet acte de piraterie généralisée.
Les accords internationaux tels que l’Ami (Accord multilatéral sur l’investissement) 2, l’AGCS, accordent aux multinationales une liberté accrue pour exploiter la population et polluer l’environnement. Ils réduisent méthodiquement toutes les réglementations sociales acquises par un siècle de luttes, ainsi que les plus récentes législations environnementales. Il s’agit d’une véritable offensive contre les droits des citoyens, une offensive dont les médias sont les complices.
Il est significatif que l’« opposition » au gouvernement Sarkozy ne fasse jamais allusion à ces accords. C’est que, lorsqu’elle était au pouvoir, la gauche avait elle aussi contribué aux négociations sur les privatisations. Elle n’en conteste aucunement le principe. On doit dire également que les directions des organisations syndicales, y compris la CGT, qui disposent tout de même de moyens importants pour informer les travailleurs, restent particulièrement discrètes. Elles ne font que très rarement allusion au cadre général dans lequel les services publics sont démantelés. Intégrée aux structures syndicales européennes productrices de subventions, soucieuse de passer pour un interlocuteur « raisonnable » auprès du pouvoir, la direction confédérale de la CGT devient de fait un complice dans ce démantèlement. Et ne parlons pas de la CFDT…

L’attaque contre les retraites
L’attaque contre les retraites n’est qu’une des multiples batailles que livre le capital et les États qui leur sont assujettis contre les droits des populations, leur bien-être, leur santé, leur existence d’une façon générale. S’ils gagnent cette bataille, ils passeront à autre chose, sans doute la Sécurité sociale qui représente, en termes financiers, un enjeu colossal.
La liquidation des systèmes de retraite fondés sur la solidarité est elle aussi un enjeu pour l’OCDE : elle est un projet de longue date, mûrement réfléchi et mené avec persévérance – avec, encore une fois, la complicité active des gouvernements et la plus grande discrétion de la gauche.
Ainsi, le 10 octobre 2005 fut publié à Bruxelles un rapport de l’OCDE affirmant que le vieillissement accéléré de la population des pays industrialisés allait conduire à mettre en question la notion même d’âge obligatoire de départ en retraite. « La retraite obligatoire est incompatible avec une politique générale cherchant à abolir la barrière de l’âge pour l’emploi et à offrir aux travailleurs un plus grand choix sur la décision d’arrêter de travailler », dit le rapport. « De toute façon, le vieillissement de la main-d’œuvre fait que le départ en retraite obligatoire pourrait ne plus être supportable. »
Il faut donc modifier profondément les pratiques en cours : « La proportion des personnes âgées inactives par travailleur va doubler d’ici 2050 dans la zone OCDE, passant de 38 % à plus de 70 % en 2050 », estime l’OCDE. Cela signifie qu’en Europe il y aurait en gros un inactif pour chaque personne au travail. Cela aurait un impact catastrophique sur la croissance, nous dit-on. Pour éviter la faillite des systèmes de retraite, il faut donc prolonger la vie active.
L’OCDE faisait alors remarquer qu’il y avait de la marge, puisqu’en 2004 moins de 60 % des personnes âgées de 50 à 64 ans avaient un emploi, une situation résultant des politiques destinées à les exclure du marché du travail. Il fallait donc mettre au travail les 40 % de personnes entre 50 et 64 ans qui étaient « inoccupées » – sans se préoccuper des raisons pour lesquelles avaient été mises en place des politiques qui poussaient les 50-64 ans à quitter le marché du travail, ni pourquoi un salarié de 50 ans licencié n’a pratiquement aucune chance de retrouver un emploi.
La politique de départs anticipés pratiquée pendant un moment avait pour objectif de réduire la masse salariale des entreprises, en affectant à ceux qui restaient le travail de ceux qui partaient. Loin de « ruiner » les entreprises, cette politique a produit une énorme augmentation de la productivité du travail, c’est-à-dire des profits. Les revenus des salariés licenciés, quand ils en avaient, n’étaient plus à la charge des entreprises mais des différentes institutions sociales : c’était une manière de faire prendre en charge par la collectivité les mesures conduisant à l’augmentation des profits des entreprises.
L’un des arguments de l’OCDE, repris par presque tout le monde, est que l’allongement de l’espérance de vie fait que la durée du temps passé en retraite a augmenté considérablement entre 1970 et 2004, passant de onze à dix-huit ans pour les hommes, de quatorze à vingt-deux ans pour les femmes. L’organisation internationale veut dissiper le « mythe » selon lequel « moins d’emplois pour les travailleurs plus âgés se traduit par plus de travail pour les jeunes ». C’est là, nous dit-on, un postulat qui, « bien que non fondé, a la vie particulièrement dure ».
Très candidement, l’OCDE recommande que les entreprises modifient leurs comportements vis-à-vis des « anciens » et reconnaissent les « bénéfices de la diversité de l’âge sur le lieu de travail ». On veut nous faire croire que les employeurs cesseront de pousser dehors les plus de 55 ans et qu’ils embaucheront avec enthousiasme les « seniors » jusqu’à 62 ans ou plus… et que cela n’aura aucune incidence sur l’emploi des jeunes.

Constat démographique
Le principal argument des partisans du projet gouvernemental repose sur le constat démographique que le nombre de retraités va augmenter par rapport à ceux qui auront un emploi et que la proportion va passer d’un actif pour un retraité. Le constat n’est pas faux mais l’argument qu’il sert à étayer l’est. Il sert en fait à deux choses : culpabiliser les retraités ; effrayer les actifs.
On parle de « choc démographique » et on nous présente une situation dans laquelle une pléthore de « vieux » seront entretenus par une minorité de « jeunes » s’épuisant au travail pour assurer auxdits « vieux » un train de vie scandaleux. C’est à peine exagéré. Ce tableau sert à masquer un fait dont on parle peu : l’augmentation prodigieuse de la productivité du travail, donc des profits.
La productivité du travail est en France l’une des plus fortes des pays industrialisés. Or les patrons et la droite raisonnent comme si la richesse globale n’allait pas bouger dans les quarante prochaines années. En fait, leur idée est de figer toutes les conquêtes sociales d’aujourd’hui afin de se mettre dans la poche tous les bienfaits de l’accroissement de richesse des décennies à venir – dont une partie devrait revenir aux retraités (sans oublier évidemment les autres). Il s’agit d’un véritable acte de piraterie.
Car avec un taux de croissance de 1,7 % par an, la richesse sociale aura doublé en quarante ans, passant de 1 700 milliards à 3 400 milliards d’euros – inflation comprise.
• Il y a quarante ans, le PIB de la France était de 750 milliards d’euros. Le paiement des retraites représentait alors 5 % de ce PIB, soit 37,5 milliards.
• Aujourd’hui, le PIB est d’environ 1 700 milliards dont 12 % sont consacrés aux retraites, soit 240 milliards.
• Dans quarante ans, le PIB sera de 3 000 milliards. Il sera bien moins « douloureux » de prélever 20 % du PIB sur ces 3 000 milliards (soit 600 milliards) que 5 % sur le PIB de 1960.
Avec un doublement du PIB, en monnaie constante, tous les quarante ans, il est donc possible de multiplier par deux ou trois les sommes allouées aux retraites tout en doublant la richesse affectée aux actifs et à l’investissement. Il n’y a donc pas d’exagération à dire que l’institution de la retraite est en parfaite santé. La question est de savoir pourquoi les représentants du capital – le Medef et l’État – s’acharnent à la présenter comme malade.
Ce qui est déterminant, ce n’est pas le nombre d’actifs nécessaires pour payer les retraites des « vieux ». Ce qui est déterminant, c’est la valeur produite par chaque actif. Quatre salariés produisant relativement peu de valeur sont peut-être nécessaires pour soutenir un retraité, mais avec l’augmentation de la productivité du travail, on peut très bien concevoir une situation où un seul actif le fasse, sans tomber dans le tableau apocalyptique des « jeunes » s’épuisant au travail pour les « vieux ».
L’enjeu, pour le capital et le pouvoir, c’est ce que deviennent les 1 300 milliards que représente la différence entre le PIB d’aujourd’hui – 1 700 milliards – et celui qui est prévu dans quarante ans – 3 000 milliards. Le capital entend se l’approprier totalement en faisant payer les obligations liées au paiement des retraites aux seuls salariés, en se désengageant de tout devoir dans ce domaine.

L’accroissement de la productivité du travail
En octobre 1998, le Comité intersyndical du Livre parisien CGT avait publié un numéro de son bulletin, Édition spéciale, consacré aux caisses sociales et aux retraites. Un article de trois pages y était consacré aux fonds de pension et d’épargne salariale. L’article montrait que les pertes d’emplois dans les pays industrialisés sont moins dues aux délocalisations qu’à l’augmentation de la productivité ; il conclut en suggérant que les retraites des salariés soient « indexées sur l’accroissement de la productivité ».
Les projets de la droite et du patronat, comme ceux du Parti socialiste, occultent un fait pourtant simple à observer : quelles que soient les déclarations d’intention des uns et des autres, la durée réelle de cotisation des salariés s’obstine à tourner autour de trente-sept annuités, soit parce qu’on fait partir les « vieux » en départ anticipé, soit parce qu’ils sont licenciés et ne retrouvent pas de travail. Allonger la durée de cotisation à quarante-deux annuités ou plus équivaut par conséquent à réduire le montant de leur retraite et à plonger dans la misère des centaines de milliers de retraités.
Et pendant ce temps, 23 % des « juniors » sont au chômage.
La perspective que nous présente aujourd’hui le système capitaliste, c’est la course permanente vers des salaires plus bas, c’est la durée du travail toujours plus longue, la flexibilité du travail, l’insécurité sociale croissante, des emplois de plus en plus précaires, la suppression du salaire minimum, la réduction de l’ensemble des prestations sociales, la privatisation des services publics, la liquidation des systèmes de retraites pour les remplacer par des assurances privées et des fonds de pension, mais c’est aussi la suppression progressive des charges et des impôts pour les entreprises…
Le fondement idéologique de la position du patronat et de l’État est que les charges sociales qui incombent aux entreprises sont illégitimes et doivent être supprimées, pour aboutir à un système où la totalité de la protection sociale des salariés soit assumée par les salariés eux-mêmes – c’est-à-dire une totale privatisation de celle-ci. C’est l’objectif visé, même s’il n’est pas explicitement formulé. Ce processus a été initié en 1991 par la publication d’un livre blanc, sous le gouvernement Rocard, visant à la « stabilisation » du poids des cotisations sociales pour financer les retraites. On commence par « stabiliser », puis on réduit, et on supprime. Les réformes Balladur et Raffarin vinrent compléter ce projet, repris aujourd’hui par Sarkozy-Fillon.
Curieusement, la gauche ne remet pas en cause la logique générale qui préside au projet de la droite. Ni les partis de gauche, ni les syndicats n’évoquent l’énorme accroissement de la richesse sociale consécutive à l’augmentation de la productivité du travail. Jamais n’est contestée l’intention des capitalistes de s’approprier cet accroissement de richesse sociale produite par l’augmentation du taux d’exploitation des travailleurs. On nous assène des lieux communs du genre : « Il ne faut pas être immobiliste. » Mais le refus de l’immobilisme, c’est toujours gagner moins et travailler plus. Ainsi put-on lire récemment : « Il n’y a pas de sujet tabou, pas plus celui de l’âge que d’autres. Le PS est pleinement conscient de la nécessité d’une réforme, on ne pourra pas nous taxer d’immobilisme » (« Retraite : le PS accepte le report de l’âge légal », lesechos.fr, 20 janvier 2010).
Martine Aubry, elle, affirme : « On doit aller très certainement, on va aller très certainement vers 61 ans ou 62 ans » (ibid.).
L’argumentation de la direction du PS, comme de la droite et du patronat, se fonde sur l’idée que puisque l’espérance de vie s’allonge, il est logique que la durée de cotisation ou l’âge légal soient modifiés. Que le Medef ou le gouvernement avancent ce type d’argument est compréhensible ; de la part d’un parti de gauche, cela relève d’une vision étonnamment étroite et d’une absence totale d’imagination, pour ne pas dire de réflexion sur la société moderne.
Dans l’argument sur la durée de vie qui s’allonge, on ne tient jamais compte de deux choses :
• Il n’est jamais précisé s’il s’agit d’un allongement de la durée de vie valide ou non. Ce qui intéresse un retraité, c’est de pouvoir profiter de sa retraite en bonne santé, pas comme un légume. Or plus on allonge la durée de cotisation, moins on donne de chance au retraité de profiter de sa retraite. Actuellement, l’espérance moyenne de validité est de 63 ans pour les hommes et 64 ans pour les femmes. Reporter l’âge de la retraite au-delà de 60 ans, c’est réduire, voire supprimer toute espérance de bénéficier un jour de la retraite, c’est littéralement faire mourir les gens au travail.
• On ne considère jamais que l’allongement de la durée de vie est une conséquence normale de l’évolution de la société vers le mieux-être général (ça devrait être comme ça, en tout cas) et que l’allongement consécutif de la durée de retraite qui en découle est un effet normal et légitime de cette évolution. Alors que depuis le début de la révolution industrielle, vers 1850, la population vivait, de génération en génération, un peu mieux, était un peu mieux nourrie, un peu mieux soignée, un peu mieux logée, et partait un peu plus tard à la retraite, aujourd’hui on assiste à une inversion de la tendance : les générations à venir vivront moins bien que leurs parents. Il s’agit d’une terrible régression.

Petit délire conclusif…
Il est touchant de constater l’unanimité avec laquelle patrons, État, partis de gauche et syndicats s’inquiètent de l’évolution du ratio actifs/retraités, c’est-à-dire du nombre d’actifs nécessaires pour faire vivre les retraités.
Pourtant, il y a un autre ratio qui nous paraît beaucoup plus important, plus significatif : celui du nombre de travailleurs productifs nécessaires pour faire vivre les actionnaires, les oisifs, les rentiers, etc. Un certain Pierre Kropotkine s’était posé la question en… 1892 dans un ouvrage intitulé La Conquête du pain. On y lit notamment : « En France, il n’y a pas dix producteurs directs sur trente habitants. Toute la richesse agricole du pays est l’œuvre de moins de 7 millions d’hommes, et dans les deux grandes industries – des mines et des tissus –, on compte moins de 2 millions et demi d’ouvriers. À combien se chiffrent les exploiteurs du travail ? En Angleterre (sans l’Écosse et l’Irlande), 1 030 000 ouvriers, hommes, femmes et enfants fabriquent tous les tissus ; un peu plus d’un demi-million exploitent les mines, moins d’un demi-million travaillent la terre, et les statisticiens doivent exagérer les chiffres pour établir un maximum de 8 millions de producteurs sur 26 millions d’habitants. En réalité, 6 à 7 millions de travailleurs au plus sont les créateurs des richesses envoyées aux quatre coins du globe. Et combien sont les rentiers ou les intermédiaires qui ajoutent les revenus prélevés sur l’univers entier à ceux qu’ils s’octroient en faisant payer au consommateur de cinq à vingt fois plus que ce qui est payé au producteur ? »
Depuis 1892, le ratio producteurs directs/population globale a sans doute – productivité du travail aidant – beaucoup évolué, et un nombre bien inférieur de producteurs directs sont aujourd’hui à l’œuvre pour faire vivre la société. Nul doute que si les coiffeurs, les huissiers de justice et les brocanteurs cessaient tous le travail, pas grand-chose ne serait modifié dans notre vie quotidienne. On voit ce que cela donne lorsque les travailleurs des transports, de l’énergie, les éboueurs, etc., cessent le travail. (On pourrait ajouter, pour intégrer les commerçants et artisans dans la catégorie « travail productif », les boulangers, par exemple.)
Il semble qu’une véritable réflexion sur les retraites ne devrait pas écarter une réflexion sur le nombre de personnes vivant du travail de ceux qui aujourd’hui produisent les richesses. C’est à mon avis là que se trouve le cœur du problème.
En attendant, on pourrait envisager de lancer une idée, qui rejoint un peu celle de sécurité sociale professionnelle prônée par la CGT.
On ne peut pas écarter le contexte international dans lequel nous vivons. Il existe une prégnance incroyable des institutions internationales qui imposent la déréglementation et le transfert à des actionnaires privés de ce qui relève du bien commun. En attendant de faire une bonne vieille révolution – sans qu’on puisse dire si une telle éventualité arrivera un jour –, il y a peut-être un moyen de contourner l’obstacle.
Puisque l’ensemble des infrastructures construites au fil des générations par les citoyens, pour les citoyens, doit être transféré à des actionnaires privés, il suffit de décréter que chaque personne travaillant sur le territoire français est détenteur d’une action (incessible) d’une société dénommée « République française ». Chaque « actionnaire » se verrait ainsi investi d’un droit de regard direct sur les décisions économiques, en particulier celles relevant des services publics. Les modalités de représentation des actionnaires au sein des conseils d’administration restent à imaginer.
On pourrait imaginer des associations de consommateurs siégeant au côté des représentants des salariés. Il y aurait donc côte à côte une représentation des consommateurs et une représentation des salariés. Aucune décision ne pourrait être prise sans l’aval de ces instances. Le dépeçage du bien commun à la société deviendrait pratiquement impossible. Et ce seraient des actionnaires à part entière qui prendraient les décisions. Nous sommes propriétaires de droit des services publics que nous et nos parents ont construits.
Une telle idée s’inscrit dans le cadre d’une réflexion globale sur la démocratie. Nous avons obtenu la démocratie politique, dont on a rapidement vu les limites, pour la simple raison que la question de la démocratie économique a été occultée. Il s’agirait maintenant de revendiquer la démocratie économique, la citoyenneté économique, c’est-à-dire la participation pleine et entière des travailleurs et des consommateurs aux choix et orientations des entreprises, mais aussi de la société tout entière.

Raoul Boullard


1. Il existe un remarquable DVD de Carole Poliquin, Le Bien commun. L’assaut final (62 mn, distribution France : Voir & Agir, www.voiragir.org), qui explique de manière extrêmement pédagogique ce qu’est la « globalisation ». Si vous voulez expliquer la globalisation à vos enfants, achetez-le. Le film met en lumière le danger de l’appropriation privée des biens communs de l’humanité.
L’homme d’affaires survint, avec son programme bien à lui : transformer le monde en marchandises et proclamer enfin le marché total. En effet, plus rien aujourd’hui ne semble vouloir échapper au destin de marchandise : l’eau, la santé, les gènes, les connaissances, etc., tout ce qui est essentiel à la vie ne sera désormais accessible qu’aux plus offrants. Face à la voracité des marchands, qu’adviendra-t-il de nos sociétés ? Le marché peut-il être garant du bien commun ? Différentes histoires tournées à travers le monde témoignent des conséquences déjà bien visibles de la soumission du monde aux intérêts privés.
2. La négociation sur cet accord est révélatrice des projets insensés des multilatérales et de leurs prétentions invraisemblables, de la veulerie des gouvernements qui se soumettent à leurs prétentions, mais aussi de la capacité des populations à faire barrage à de tels projets lorsqu’elles se mobilisent. Cet accord a été négocié secrètement par les 29 membres de l’OCDE entre 1995 et 1997. Nous sommes sous le gouvernement Jospin, et les médias s’étaient montré d’une discrétion totale. L’accord visait à garantir aux multinationales tout un ensemble de droits dont la population faisait les frais. Une multinationale se voyait accorder le droit de porter plainte contre un État si elle jugeait qu’elle était victime de discrimination : ainsi, un État du tiers monde qui voulait protéger certains secteurs fragiles de son économie face au dumping d’une multinationale se serait trouvé condamné. Dans les pays développés, les États qui avaient une législation sociale ou environnementale trop contraignante pour les multinationales se seraient vu obligés d’annuler ces lois. Les subventions étatiques à la santé, à l’éducation ou à la culture étaient également concernées. En plus de la suppression des lois qui ne leur auraient pas convenu, les multinationales pouvaient également obtenir des indemnisations financières. L’Ami signifiait l’interdiction pour les citoyens de décider des orientations de la politique de leur pays. Le public finit par avoir vent de ces négociations : la contestation se développa en 1998. Les responsables politiques furent contraints de reconnaître l’existence de ces négociations secrètes et Lionel Jospin annonça à l’Assemblée nationale que la France cessait de participer à ces négociations ; cela encouragea d’autres pays à faire de même, ce qui mit fin au projet. Notons que les socialistes au gouvernement n’ont jamais laissé filtrer le caractère secret des négociations.