Les chefs-d’œuvre clandestins de Felix Nussbaum

mis en ligne le 4 novembre 2010
1611NussbaumL’œuvre de Felix Nussbaum, né en 1904 à Osnabrück (Basse-Saxe) et assassiné à Auschwitz en 1944, était tombée dans l’oubli, avant sa redécouverte tardive, aboutissant à l’inauguration en 1998 de la Felix-Nussbaum-Haus dans sa ville natale. En France, sa peinture n’avait quasiment jamais été montrée, avant l’initiative du Musée d’art et d’histoire du judaïsme, qui présente actuellement la première rétrospective Nussbaum hors de l’Allemagne et des États-Unis *.
Fils d’une famille de commerçants juifs allemands aisés, formé au temps de la Nouvelle objectivité et au contact des avant-gardes européennes, il aurait pu rester toute sa vie un « petit maître », tributaire d’influences diverses, allant de Van Gogh à Ensor, en passant par le Douanier Rousseau ou Chirico. Sa peinture des années 1920 et 1930 est hantée, comme celles de Beckmann ou Dix, par les horreurs de la Grande Guerre, l’effondrement de la République de Weimar, la crise économique et la montée des fascismes. Elle ne manque pas d’intérêt ni de charme, avec ses ruines, ses murs, et ses croque-morts. À l’instar de Beckmann, Nussbaum est un partisan de la « peinture d’idées », rendant visible une pensée morale, politique ou philosophique. Dans une veine proche de l’anarchisme, il fit au début des années 1930 une critique sans concession de la société allemande, comme dans une toile disparue où il s’en prenait à l’Église et à l’État. Dans La Place folle (1931), il tourne en dérision les membres honoraires de l’Académie prussienne des arts. Nussbaum était alors, aux yeux du milieu artistique berlinois, un brillant espoir de la jeune peinture.
Mais tel n’allait pas être son destin. En 1933, avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il se trouve mis au ban de l’Académie, jeté sur les routes, sans retour. Commence pour lui et les siens une longue période d’errance, de la Suisse à Paris, d’Ostende à Bruxelles. De critique de la bourgeoisie et de l’ordre établi, il devient le guetteur inquiet de la menace qui rôde. Arrêté après la défaite de la Belgique, le 10 mai 1940, en tant que ressortissant du Reich, il est déporté au camp de Saint-Cyprien dans le sud de la France. Il parvient à s’évader et retourne à Bruxelles où, pour échapper aux rafles de la Gestapo, il se cache avec son épouse dans une mansarde. Hanté par son expérience de la captivité, il peint alors des toiles capitales, parmi les très rares à recréer en peinture la terreur nazie et la traque des Juifs d’Europe. Quelques autoportraits sont particulièrement remarquables, s’inscrivant dans la lignée des maîtres anciens flamands et allemands tout en révélant une vérité historique inédite.
Autoportrait dans le camp (1940) met en évidence les conditions de vie imposées aux prisonniers de Saint-Cyprien par les autorités françaises, l’enfermement (les baraques de bois sur le sable, les lignes de fer barbelé) et la maladie (la dysenterie qui humilie deux hommes à l’arrière-plan). Dans une atmosphère qui n’est pas sans évoquer Jérôme Bosch ou Bruegel, Nussbaum crée ici l’effigie de l’interné, à la chemise tachée et déchirée, à la barbe naissante, au regard impénétrable et indompté. Non moins stupéfiant est l’autoportrait avec son épouse Felka Platek, intitulé Soir (1942). Les amants se tiennent par les bras, debout ; elle est nue, lui ne porte que son pantalon, ouvert. à l’arrière-plan, la fenêtre s’ouvre sur une rue désolée où passent deux figures sous un ciel sombre. Au sol, comme piétiné par l’artiste, un numéro du quotidien bruxellois Le Soir annonce la parution en mai 1942 d’un décret ordonnant le port de l’étoile jaune. Ce portrait d’amants, non de victimes apeurées, est à sa manière un acte de résistance, une toile de défi autant que d’amour. Autoportrait au passeport juif (vers 1943) donne quant à lui à voir l’effigie du Juif contraint au port de l’étoile jaune. La force du tableau vient en partie de l’incertitude de l’expression, entre peur et défi. L’artiste au visage émacié et mal rasé, coiffé d’un chapeau, vêtu d’un manteau au col relevé, montre sa carte d’identité frappée en rouge du tampon « Juif – Jood », plaçant le spectateur dans le rôle de l’agent de contrôle. Derrière le personnage, les hauts murs préfigurent la prison, et l’on aperçoit deux arbres au loin, l’un élagué, gibet potentiel, l’autre fleuri, signe dérisoire du printemps sous un ciel aux nuages menaçants.
Dans son dernier autoportrait, dit au chevalet (août 1943), Nussbaum se représente au travail, palette et pinceaux en main, dans une attitude qui semble, encore et toujours, de défiance ; au mur, est accroché un masque, souvenir du carnaval, d’Ensor, de Beckmann et de ses propres tableaux ; devant lui, quatre petites bouteilles, avec lesquelles il peint, aux étiquettes signifiant la mort, la nostalgie, la souffrance et l’humeur. Autant d’aspects que l’on retrouve dans Le Triomphe de la mort, son ultime toile (signée du 18 avril 1944), danse macabre de grande dimension, aux squelettes piétinant un champ de ruines, claironnant la fin des temps dans les trompettes du Jugement dernier. Vision prophétique de l’effondrement général du monde et de la fin imminente de l’artiste.
Le 20 juin 1944, sa femme et lui sont arrêtés par la Wehrmacht sur dénonciation, déportés à Auschwitz par le dernier convoi en partance de la Belgique le 31 juillet, et assassinés quelques jours plus tard. Nussbaum n’avait même pas 40 ans. « Si je meurs, avait-il écrit, ne laissez pas mes peintures me suivre, mais montrez-les aux hommes. »

Xavier-Gilles


*. Felix Nussbaum (1904-1944), Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Paris, du 22 septembre 2010 au 23 janvier 2011. Catalogue, 184 pages.