Monsieur Pinay face aux tricheurs

mis en ligne le 1 avril 1959
La cinquième République est déjà aux prises avec les difficultés qui sont celles de tous les régimes ; les mêmes qui ont causé la chute des gouvernements précédents et qui sont d’ordre économique. Cela est très normal car malgré le changement de style les mêmes conceptions président à la conduite de l’économie.
Le 20 octobre, Antoine Pinay réunissait les animateurs du marché financier. Assistaient à cette conférence MM. Baumgartner, gouverneur de la Banque de France, Bloch-Lainé, directeur de la Banque des Dépôts et Consignations, le Président de la Chambre syndicale des courtiers, le syndic des agents de change, et les présidents des huit plus importantes banques : Société Générale, Crédit Lyonnais, Banque Nationale pour le Commerce et l’Industrie, Comptoir d’Escompte, Banque de Paris et des Pays-Bas, Banque de l’Union Parisienne, Banque Rothschild et Banque Lazard. C’est-à-dire, au début du siècle, les véritables maîtres de l’économie française, et aujourd’hui encore les dispensateurs souverains de l’argent et du crédit.
D’après « Le Progrès de Lyon » où j’ai copié ces renseignements, M. Pinay a demandé à ses interlocuteurs de lui indiquer quelles mesures ils pourraient préconiser pour provoquer une reprise des affaires à la Bourse. Il s’agit surtout, y a-t-il été dit, de créer un état d’esprit et de provoquer un choc psychologique qui permettrait de relancer l’épargne au moment où un effort plus grand lui sera demandé pour le financement des investissements.
Puis, pour mettre au point son programme, il a fait appel aux techniciens de l’économie ; mais lesquels ? Car là, il faut dire qu’il y a deux sortes de techniciens : ceux qui s’opposent à une marche trop rapide du progrès technique, les timorés, les prudents, les mous, pourrait-on dire ; puis ceux qui trouvent cette marche trop lente et qu’on pourrait qualifier d’audacieux, de durs. Ceux-ci, les durs, sont souvent des mécontents qui se plaignent avec véhémence des pertes que subit une économie qui refuse d’utiliser les magnifiques possibilités offertes par les inventions, les découvertes. À ceux qui leur opposent la pénurie des capitaux ou de l’argent ils répondent : « S’il n’y a pas assez d’argent, on en fabrique, si on manque de capitaux, on emprunte. » Utopies techniques ! rétorquent les mous ; méconnaissance du rôle que joue le capital dans la production ; dans notre économie à base d’argent, le calcul pécuniaire, qui réduit à un dénominateur commun les éléments de poids qui jouent dans la production : capital, travail, forces naturelles, et le facteur humain, c’est-à-dire l’homme avec ses réactions difficilement prévisibles et contrôlables.
Sont-ce les mous, sont-ce les durs qui l’ont emporté ? Quoi qu’il en soit, comme choc psychologique, M. A. Pinay a été royalement servi. Ses ordonnances ont soulevé une protestation à peu près unanime. Les disciples communistes du tsar de Moscou pavoisent, ceux qui par principe sont contre tout sont quelque peu désorientés ; dans le clan des « oui », c’est la surprise, l’affolement, la colère. À ce soulèvement des consciences ou des appétits qui, il y a un an à peine l’aurait emporté comme un fétu de paille, le Turgot de notre branlant régime tient tête avec d’autant plus d’assurance qu’il croit qu’on ne le renverra pas.
Après tout, il n’a touché à aucun privilège fondamental : les hiérarchies sociales et salariales sont respectées, les libertés syndicales restent intactes, le statut organique et financier de l’Enseignement public n’est pas mis en cause, tout au moins pas encore… les libertés traditionnelles contenues dans la Déclaration des Droits de l’Homme ne sont pas entamées et notre Sauveur chante la « Marseillaise »… Alors, comment expliquer l’attitude hostile des milieux qui, précisément, avaient mis leur confiance en lui, ainsi qu’en la nouvelle équipe dirigeante ?
À mon avis, c’est bien simple. Les ordonnances Pinay n’ont pas touché plus particulièrement que d’autres les classes défavorisées, mais, est-ce hasard, ou volonté délibérée, elles atteignent et mettent en évidence les innombrables et scandaleux abus concernant par exemple les attributions de logements HLM, la Sécurité sociale, les Allocations familiales, les déclarations d’impôts sur le revenu, etc. Elles touchent directement une nuée de tricheurs des grandes et petites familles, qui, depuis la Libération, souvent sous le couvert d’une fausse Résistance, se sont installés partout sans souci des règles habituelles de l’avancement ou du mérite, piétinant les traditions les plus élémentaires de la probité, de la bonne foi et de l’honneur. Tout ce monde-là veut jouir en paix, dans la sécurité de son nouveau pouvoir, de ses nouvelles prérogatives, et de ses positions de privilégiés. Il faut voir là l’explication du gouvernement politique qui a porté de Gaulle au pouvoir et, aujourd’hui, les raisons de la colère et du dépit des mêmes parvenus qui crient déjà à la trahison de leur idole. Opposition sans grandeur de gens dont les appétits sont menacés. Les seuls qui auraient lieu de se plaindre, ce sont les vieux et les faibles, mais dans le concert des lamentations personne ne les entendra.
Que fera Antoine Pinay devant cette opposition d’une ampleur inattendue ? Comme ses prédécesseurs il ne pourra que capituler. D’abord par un « assouplissement » des ordonnances, charmant euphémisme qui laisse entendre que leur application sera légère et leur suppression prochaine. Puis retour aux méthodes du Système dont on a dit tant de mal avec cette différence toutefois que les victimes n’auront plus les moyens de protester ni de se défendre. L’arbitre les calmera par de grands mots, et, au besoin le Pouvoir agira pour maintenir l’ordre nouveau, mais en réalité le même désordre.
Donc, nul besoin d’être prophète pour prévoir ce que sera la politique économique et sociale du gouvernement. La presse, la radio, les déclarations des ministres nous renseignent amplement : investissements massifs, création de grands ensembles industriels, relance de l’expansion, accélération des commandes de l’Etat, encouragement aux investissements privés, etc. Mais les hommes politiques, les audacieux techniciens de la finance se rendent-ils compte que pour alimenter, nourrir cette marche vers la grandeur, cet élan vers le paradis gaulliste, il n’y a guère que trois moyens bien terre à terre, bien désuets, bien empoisonnants : a) Faire appel à l’épargne ; b) Si elle se montre réticente, faire appel à l’impôt ; c) Si le contribuable se cabre comme en ce moment, avoir recours à l’inflation, c’est-à-dire, la planche à billets. Il y a bien les économies, mais chacun sait bien que les régimes les plus forts, les mieux intentionnés ont rarement pu porter atteinte aux situations privilégiées. Les simples aménagements apportés à certaines réformes urgentes montrent bien qu’on n’ébranlera pas le mur des abus et des tricheries. Il a fallu notre grande Révolution de 1789 pour abattre le régime des Ordres. Il en faudra une autre pour établir une société sans Classes où il sera impossible moralement et physiquement, à un homme, d’avoir droit au luxe tant qu’un autre n’aura pas le nécessaire.
Donc, par la force des choses, par une capitulation permanente devant un mauvais destin, on continuera les mêmes méthodes économiques du Système. On produira pour produire, on investira pour investir, dans le seul but de créer des emplois, des sinécures, de distribuer du pouvoir d’achat, sans se soucier si l’offre répondra à la demande, en un mot si les résultats seront favorables à l’économie générale. Où nous conduira cette conception parfaitement hérétique de l’économie ? Il y a tout lieu de craindre que ce soit à un régime totalitaire genre Pankow ou Franco. Devant ce danger redoutable, nous libertaires, devons redoubler de précautions et de clairvoyance. Il faut nous méfier de nos oppositions aussi bien que de nos adhésions. Nous devons d’abord rester nous-mêmes.

J. Fontaine