Éducation, autogestion, éthique

mis en ligne le 18 novembre 2010
L’ouvrage que Hugues Lenoir nous offre est un recueil de textes touchant à l’éducation et à la formation. Souvent repris de publications spécialisées ou militantes et mis à jour, ces textes traitent de sujets bien différents, et concernent à la fois l’éducation en général et la formation continue, le domaine professionnel spécifique de l’auteur. Ils sont écrits dans une langue claire qui évite le jargon propre à la sphère éducative, et sans les longueurs habituelles qui sont le passage obligé de la prose universitaire. Du rappel des grands thèmes de la pédagogie libertaire aux techniques pédagogiques qui peuvent créer à tout âge un décalage par rapport aux représentations figées (on appréciera notamment le passage sur le photo-langage), en passant par la question si brûlante de l’évaluation, ces treize textes sont placés sous le signe de la diversité.
Certes il n’y a pas loin de la variété à l’éparpillement. Disons donc que ce recueil échappe à l’accusation d’être un rassemblement hétéroclite de textes sans rapport direct entre eux pour deux raisons essentielles qui font que le livre mérite lecture.
D’abord c’est bien le monde éducatif d’aujourd’hui que Hugues Lenoir questionne : certes il s’appuie sur l’inspiration libertaire pour ce qui est des valeurs guidantes ; on laissera dans ce domaine le lecteur aller à la recherche des quelques citations que l’auteur est allé chercher pour nous, toutes simples et très fortes (allez, une quand même : l’éducation, c’est « apprendre à penser, à discuter, à se souvenir et à poser des questions ») ; mais cette tradition n’est pas cultivée de façon muséale : on est dans l’histoire conjuguée au présent, pas dans le patrimonial si envahissant dans tous les milieux, milieu libertaire compris ; l’école du début du XXIe siècle occupe une part considérable de l’existence par rapport à celle qu’ont connue un Paul Robin ou un Sébastien Faure, d’autant qu’elle a l’ambition de se prolonger « tout au long de la vie », comme le sait bien Hugues, qui travaille dans la formation continue. À chacun d’essayer de tisser valeurs émancipatrices et réalités contradictoires d’une école qui ne cesse de s’étendre mais dans l’échec et la souffrance d’une partie des personnels et « desapprenants » (ce terme couvre à la fois les élèves au sens habituel du terme, les étudiants et les adultes en formation).
La reconnaissance de cette réalité, c’est aussi la reconnaissance des compromis à réaliser dans le travail, avec les apprenants comme avec les autres membres de la communauté de travail, les fameux « collègues ». Pas de recette dans ce domaine, et une grande inquiétude : comment ne pas trahir les idéaux qui fondent non seulement des choix pédagogiques, mais, plus fondamentalement encore, pour nombre d’entre nous, le choix d’une profession éducative ? La réponse d’Hugues Lenoir, si je l’ai bien comprise, est en deux temps : d’abord faire le choix des pratiques émancipatrices au sein même du travail (promouvoir l’auto-organisation, les échanges de savoirs, rendre fondamentaux les rôles de médiation et de facilitation de l’enseignant-animateur) – et ce temps est celui de toute une vie professionnelle ! –, ensuite se donner un cadre éthique.
C’est là, à mon regard, le principal apport de l’ouvrage, et ce qui en fait finalement l’unité. Se donner un temps et un espace mental de retour sur sa pratique permettant « de mieux assumer ses courages et ses renonciations sans que se produisent de trop grands désordres identitaires » est difficile, et se situe complètement en dehors d’une sorte de « Dix commandements » en éducation. Attention : il ne s’agit pas d’un examen de conscience, mais d’un travail visant à faire de sa pratique un lieu qui puisse conjuguer visée émancipatrice et compromis inévitables. Vaste programme, dont Hugues n’aborde pas le contenu dans ce bref ouvrage, mais qu’il établit comme une sorte de ligne d’horizon. Une éthique de l’action et de la remise en cause permanente, créatrice de nouveauté, opposée à une morale transcendante qui viendrait juger implacablement et qui générerait de la culpabilité ou, pire, de la certitude, c’est à chacun d’entre nous, éducateurs lambda, d’y travailler et d’échanger à ce propos (des revues comme Le nouvel éducateur, Les Cahiers pédagogiques ou L’Autre école s’y emploient dans la durée). On voit que ce livre, né d’expériences et de débats professionnels, nous ramène à notre quotidien, loin des imprécations définitives, mais sans renoncement.

Jean-Pierre Fournier