Entretien avec Jean-Michel Carré à propos de « Visiblement je vous aime »

mis en ligne le 8 février 1996

Monde libertaire : Jean-Michel Carré, comment s’est faite votre rencontre avec Claude Sigala et comment est venue l’idée de ce film ?

Jean-Michel Carré : C’est un peu une vieille histoire. C’est lui d’abord qui m’a appelé pour me proposer ça. Il travaillait tout le temps sur le problème de la création, de la créativité comme thérapie par rapport aux jeunes et même s’il avait des doutes, il avait envie qu’un cinéaste puisse un jour venir au Coral. Connaissant mes films, il m’a appelé pour que je puisse tourner un film au Coral, mais pas sur le Coral. Et c’est vrai que quand j’ai découvert ce lieu, j’ai eu un tel coup de cœur que j’ai été tout de suite très enthousiaste pour faire un film. Dés le départ, on était très clair sur le type de film qu’on voulait faire. On savait que ce n’était pas un film sur le Coral, mais que c’était un film de fiction qui ferait intervenir les problèmes de délinquance et de folie, et qui correspondrait un peu à ce besoin de toujours mêler délinquants, autistes et psychotiques et de mettre en évidence toutes la différence entre les gens pour les faire évoluer. On a donc été très vite d’accord pour faire une fiction et pas un documentaire pour justement impliquer les jeunes dans leur image.

Monde libertaire : Alors justement, Sigala joue Sigala et les habitants du Coral sont en quelque sorte acteurs de leur propre folie. C’était quelque chose de nouveau pour vous, quelque chose d’un petit peu angoissant à travailler ?

Jean-Michel Carré : Non, ce n’était pas angoissant. Au contraire. En même temps, c’était un défi. Je ne peux faire des films qu’en prenant des risques parce que je pense qu’il n’y a que là qu’on est un peu créatif, et puis c’est là où ça devient intéressant. Et en même temps, c’était prendre des risques mesurés, en tout cas par rapport à eux. C’était un gros risque pour moi en tant que cinéaste. Pour eux, c’était participer à une création. Cette création aurait été loupée, c’était mon problème. Eux, de toute façon, ils auraient pris ce qu’il fallait prendre. Ceci dit, vous parlez de Claude qui joue son propre rôle mais celui de sa femme est tenu par une comédienne et certains jeunes qu’on voit dans le film sont des comédiens. Car, à part Denis Lavant, personne ne sait qui sont les vrais comédiens des fous, et tant mieux. Parce que ça montre que les jeunes ont été au niveau des plus grands comédiens. C’est ça qui est extraordinaire pour eux. C’est une réussite fabuleuse de montrer comment ils étaient capables de faire un vrai métier, même si le tournage n’a duré que sept semaines. On leur dit toujours qu’ils sont inaptes au travail et là ils ont montré qu’ils étaient aptes à travailler et à faire des choses extrêmement compliquées. Je crois que ça c’est déjà une victoire. Et maintenant, il y a le film et le public, et ça va amener à ce que les gens soient peut-être aussi différents, comprennent les choses et essayent de regarder la différence d’une autre manière. Et regarder la différence, ce n’est pas simplement regarder les fous, les psychotiques ou les autistes, c’est regarder les SDF, quelqu’un qui n’a pas la même couleur de peau, qui n’est pas de la même culture ou pas de la même religion, c’est le regarder différemment et que petit à petit, on puisse vivre un peu plus en harmonie et que les choses puissent enfin changer.

Monde libertaire : Quand le film est passé à Cannes, après une semaine de Festival, vous racontez que les gens avaient enfin l’impression de voir des êtres humains dans un film. Vous trouvez que le cinéma d’aujourd’hui manque un peu d’humanité et qu’on ne parle pas des choses essentielles.

Jean-Michel Carré : Oui, malheureusement. Le cinéma est classé, comme je j’ai vu récemment dans Télérama, comme un divertissement. Ce n’est pas un art, c’est un divertissement. Comme une vulgaire émission de télé, de show avec des vedettes. Je trouve assez grave que même un journal comme ça parle de divertissement pour le cinéma. Je crois que c’est bien de divertir. Et je crois aussi qu’on ne va pas au cinéma pour s’emmerder. Moi, j’ai essayé de faire un film avec beaucoup d’émotion, où les gens peuvent rire, pleurer, être heureux à la fin et en même temps être différents. Moi aussi, je peux aller voir un James Bond parce que j’aime me nettoyer la tête si je suis fatigué, mais ça ne doit pas être que ça le cinéma. On peut lire parfois des petits polars tout simples, un San Antonio, pour être bien, prendre du plaisir et ne pas se prendre la tête, mais en même temps, y’a des livres, des essais, des réflexions… et c’est très important aussi. On a besoin de tout. Mais simplement, de plus en plus, et c’est très net dans le cinéma français, c’est l’argent d’abord. On ne fait plus des films, on fait des produits. On vend du produit à la télé, dans les salles et on fait ces produits, soi-disant pour la plus grande masse, pour des supermarchés, les super-complexes. Et ça tourne de plus en plus vite. En quelques semaines, les films doivent faire leurs entrées, et donc on va vers le plus facile, on va vers la violence. Et les films américains répondent tout à fait à ce genre de choses, parce qu’ils se donnent les moyens de les faire bien. Alors que nous, on ne se donne pas les moyens de faire ce type de films et en même temps, on fait tout pour que d’autres films qui iraient au-delà du divertissement ne puissent exister. On vient de commencer le deuxième centenaire du cinéma qui est un art extrêmement jeune et je crois qu’il y a encore plein de choses à inventer dans l’écriture et dans la découverte de ce que peut être un film. Et nous, on est là en tant que cinéastes pour se battre là-dessus. Je n’ai pas envie de faire un produit de plus. J’ai envie de faire une œuvre d’art qui puisse être universelle. Dans 20 ou 30 ans, on pourra le voir et quelqu’un pourra encore avoir des émotions, et ça ne sera pas seulement une sorte de Kleenex qu’on va voir comme ça et qu’on jette après. Ce n’est pas prétentieux, c’est simplement se mettre avec ses tripes, complètement, dans un film… et ce film, avant même qu’il serve aux spectateurs, il a servi aux gens qui sont filmés et ça c’est déjà important.

Monde libertaire : Si on lit les critiques qui sont plutôt bonnes et si on regarde l’accueil du public, on peut penser que ça répond en tout cas à une demande.

Jean-Michel Carré : Oui, je crois qu’il y a vraiment une demande par rapport à ce genre du cinéma, bien sûr pas aussi importante qu’on aimerait parce qu’on va plus voir Show Girls ou James Bond, mais il faut que ces films existent. Le public est prêt pour ce type de films, encore faut-il qu’on lui donne la possibilité de les voir. Tous les films que j’ai faits pour la télévision ne sont jamais passés avant 11 heures du soir, et à cette heure-là, j’ai eu 10 millions de téléspectateurs. Ce qui montre que les gens sont prêts, même à 11 heures du soir, à regarder un documentaire sur la prison ou la prostitution où des gens parlent. Ce n’est pas voyeur, ce n’est pas du scandale, c’est simplement des gens humains qui parlent à d’autres humains.

Monde libertaire : Je suppose, Jean-Michel Carré, qu’on sort d’une telle expérience un peu plus grandi, avec un regard un peu plus fort ?

Jean-Michel Carré : Oh oui, à chaque film ! Parce que ce n’est pas simplement du travail. C’est un moment de vie. Et quand je fais un film, c’est une manière de vivre, et donc je le fais pour m’enrichir aussi moi-même. Je pense que c’est ça qui donne le plaisir de faire ces films ou une création.

On est chaque jour enrichi par rapport à d’autres personnes et, en même temps qu’à soi-même, on a l’impression de donner des choses à d’autres. C’est cet échange-là qui fait qu’on se sent à chaque fois grandi, plus fort et plus serein.

Monde libertaire : C’est une façon de dénoncer aussi, de témoigner ?

Jean-Michel Carré : Oui, absolument. Je pense qu’il faut témoigner, qu’il faut dénoncer, il faut donner de l’espoir, il faut donner des émotions. Il faut dans un film et dans une vie toucher à tout, toutes les émotions et toutes les sensations. Il faut titiller aussi les neurones des gens. Il ne faut pas mourir idiot, il faut se battre parce que se battre, c’est très amusant, très rigolo et très gratifiant. Il y a des choses tellement passionnantes, et surtout vivre avec les gens, vivre avec les autres.

 

Propos recueillis par Pascal Didier le 23 janvier 1996, à Dijon