Salut gorille !

mis en ligne le 24 octobre 1991
En ces temps de dixième anniversaire de la disparition de Georges Brassens, les médias ne vont pas manquer de faire leurs choux gras en tartinant en tous sens sur la mémoire de notre ami. Nous n'avons pas l'intention de leur emboîter le pas, cependant, il est bon de rappeler, pour l'édification de nos jeunes camarades que Georges fut d'abord un anarchiste.
Il fut dans l'immédiat après-guerre un animateur du groupe de l'Ouest, dont les « brisées » se situaient plutôt au Sud, du côté de la porte d'Orléans. Il entra ensuite au siège du Libertaire, quai de Valmy, où il assuma des tâches diverses qui le conduisaient souvent à l'imprimerie du Croissant. Il assurait là, la correction de la copie (souvent touffue) et n'avait pas son pareil au « marbre » le jour de la mise en page, pour pondre spontanément, grâce à sa fertile imagination, un écho transformant le moindre fait divers en un savoureux pamphlet antiflic (NdlR : il signait Géo Cédille, Gilles Colin et G.C.). Sitôt écrit, sitôt composé, il faisait le bonheur du « pageux » qui pouvait ainsi boucler les pages d'un hebdo fabriqué comme un quotidien.
À la permanence, il était peut-être moins efficace ; le moindre papier d'emballage servait de support aux vers que sa veine poétique lui inspirait continuellement, ce qui amusait fort les copains non-connaisseurs. Il y avait, à cette époque, un vieil anar barbu qui vivotait entre la Mouffe et la Maube au Quartier latin, c'était le père Rathier dont la pittoresque silhouette est restée dans toutes les mémoires. Il savait mieux que personne où et quand il vendrait le plus de numéros du Lib. Quand il « montait » quai de Valmy, souvent flanqué du charpentier Lefeuvre et de Lapin, un camelot, Georges désertait provisoirement la librairie pour aller au tabac voisin vider, quelques « coups de blanc » afin d'arroser les succès de vendeur du père Rathier. Poète et bon vivant, il n'avait d'un Spartiate que les sandales à lanières.
Lorsqu'un soir de 14 juillet, Patachou entraîna Georges dans un studio de radiodiffusion, nous fûmes quelques-uns à avoir la surprise d'apprendre que le troubadour virulent qu'elle présentait était notre Georges. Entre-temps, le chansonnier Jacques Grello, ancien sculpteur et compagnon libertaire de vieille souche, ayant subodoré en Georges un futur barde de l'anarchisme, lui avait offert sa première guitare. Il est certain que sans cet accessoire qui lui donnait une solide contenance, le timide Georges n'aurait jamais osé se produire en public. Remarqué chaque soir par Grello, qui le présenta dans nombre de cabarets, Georges finit par atterrir chez Patachou, qui tenait sa boîte près de la place du Tertre. Ce fut le coup de foudre ; Patachou crut tout de suite au succès et au génie de Georges et l'engagea sur le champ. Son succès était désormais assuré ; on le demandait partout. Un jour, il fut sollicité pour faire son tour au Cercle militaire, place Saint-Augustin par une association de combattants. « Votre prix sera le nôtre », dirent-ils. « Hé bien ce sera 100 000 , je vous en chanterais trois, quatre si on en redemande. » Georges leur chanta « La Mauvaise réputation », « Le Gorille » et « Hécatombe » ; il n'y eut pas de quatrième chanson. S’ils m’avaient rappelé dit-il, je leur aurais envoyé « Corne d’Auroch ». Il aura été probablement le seul poète français à jongler allègrement avec la grossièreté sans jamais verser dans le vulgaire, cette originalité le servit beaucoup.
C'est au temps où il « montait chez Pata » que nous le vîmes souvent chez Maurice Joyeux à la librairie du Château-des-Brouillards. Sortant du métro voisin, il venait emprunter à Maurice un bout de papier pour noter des vers ou une phrase musicale qu'il avait chantonnée au cours de son voyage. Il se déplaçait toujours avec sa « poêle-à-frire » comme il disait. II était le plus souvent débraillé en pantalon de velours et espadrilles. Nous avions toujours des questions à lui poser auxquelles il répondait obligeamment, nous révélant, par exemple, que « l'Auvergnat » de la chanson n'était autre que notre compagnon Bouyé. Pour ma part, je ne regarde jamais mes pipes - je ne fume plus depuis bientôt quinze ans - sans penser à lui ; dans « Auprès de mon arbre », il parle de l'une d'elles, « de ces pipes d'écume ornées de fleurons ». Il y aurait des tas d'histoires à raconter, comme le soir où ayant acheté beaucoup d'enveloppes de ma tombola du Moulin de la galette, il gagna quinze fois un bâton de rouge-à-lèvres, qu'un donateur avait apportés ; pour le consoler nous lui avons donné sur son choix « La Religieuse de Diderot ». Mais pour donner une idée de son caractère et de sa bonté, voici un fait qui situe bien notre Georges : Louis Lecoin, pour monter Liberté avait tapé tout le monde, il demanda à Brassens de lui prêter trois millions d'alors. « D'accord » dit Georges en lui faisant un chèque ; Louis lui proposa de lui faire un reçu; « Pas besoin. » dit Georges ; « Si », repartit Louis, « je vais te faire un papier. Si je mourrais... » « Dans ce cas ce ne sont pas mes sous que je perdrais, tu vaux plus que ça. »
Dans les coulisses des galas où Georges arrivait toujours deux ou trois heures à l'avance, il arpentait les couloirs en s'essayant à un genre en vogue dans notre jeunesse, le jazz vocal. Il imitait assez bien de la voix la trompette bouchée. Des galas, il en fit de nombreux pour le mouvement, bien qu'il lui en coûtât toujours, à lui le timide, de se trouver en scène. En 1970, il vint prêter son concours à la fête du groupe Louise-Michel. Il y avait quelques autonomes et autres irresponsables qui firent du chahut et nous dûmes les mettre à la raison sans ménagement. Georges fit son tour et termina par « Les Copains d'abord », pour bien montrer aux hurluberlus que c'était pour nous qu'il était venu. Il nous confia à l'issue de la soirée, sous le calicot rappelant la célèbre maxime d'Elisée Reclus, « L'anarchie est la plus haute expression de l'ordre ! », « Si l'anarchie consiste à vider la corbeille à papier sur la tête du proviseur, alors je ne suis plus anarchiste ». Comme il avait raison.
Ce bon copain, affectueux, sous son air bourru ne nous aura fait qu'une vacherie dans sa vie : la perdre.
Je remercierais volontiers les charognards de la publicité et les putassiers des radios et de la télé, s'ils passaient sous silence ce triste anniversaire, sans aucun rapport avec leurs sales combines.

J.-F. Stas