Le piège se referme... Et certains s’en rendent compte

mis en ligne le 25 novembre 2010

La contestation d’une croissance infinie ne date certes pas d’aujourd’hui, mais de plus en plus de voix se font entendre, dans les milieux qualifiés d’intellectuels, pour exprimer leur doute sur les bienfaits de la croissance.
Les premiers avertissements remontent sans doute aussi loin que la croissance économique elle-même. Dès 1908, Theodore Roosevelt écrivait : « Nous nous sommes enrichis de l’utilisation prodigue de nos ressources naturelles et nous avons de justes raisons d’être fiers de notre progrès. Mais le temps est venu d’envisager sérieusement ce qui arrivera quand nos forêts ne seront plus, quand le charbon, le fer et le pétrole seront épuisés, quand le sol aura encore été appauvri et lessivé vers les fleuves, polluant leurs eaux, dénudant les champs et faisant obstacle à la navigation. »
En 1931, Paul Hazard, dans Le Malaise américain, tirait les leçons de la crise de 1929 : « Alors un doute immense commence à troubler les esprits. L’idée qu’il faut surproduire pour qu’on surachète, c’est-à-dire l’idée qui domine la vie économique de tout le pays, est-elle si juste ? Quand le marché est saturé et que la production continue, que devenir ? Le malaise est là. Il va plus loin que l’effondrement de certaines fortunes, plus loin même que la faillite, la disparition ou le suicide de quelques hommes d’affaires. Il y avait une conviction établie, une méthode qui avait donné ses preuves, un système économique qui semblait infaillible, et voici que les principes qui ont fait la gloire de l’Amérique sont remis en question. »
Même Keynes, dont les libéraux se servent perfidement pour justifier leur mondialisation meurtrière, écrivait, dans Perspectives économiques pour nos petits-enfants : « Il sera temps pour l’humanité d’apprendre comment consacrer son énergie à des buts autres qu’économiques. » « L’amour de l’argent comme objet de possession, qu’il faut distinguer de l’amour de l’argent comme moyen de se procurer les plaisirs et les réalités de la vie, sera reconnu pour ce qu’il est : un état morbide plutôt répugnant, l’une de ces inclinations à demi criminelles et à demi pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales. »
À partir des années 1970, de nombreux penseurs avaient ouvert des réflexions critiques, favorisant la prise de conscience des limites et des dégâts de la croissance (Ivan Illich, André Gorz, François Partant, René Passet, Jacques Ellul, Nicholas Georgescu-Roegen, le Club de Rome…).


Une remise en cause qui s’accélère
Mais ce qui est plus significatif – et sans doute plus inquiétant pour les optimistes invétérés –, ce sont les points de vue développés récemment, alors que la décroissance fait majoritairement l’objet des attaques les plus vives et les plus ordurières depuis qu’elle est formulée.
Déjà, le début des années 2000 avait vu la montée en puissance de « nouveaux indicateurs de richesse ». Plus récemment, des conférences internationales se sont tenues sur le thème de la « mesure du progrès des sociétés » (l’OCDE) et sur la nécessité d’aller « au-delà du PIB » (la Commission européenne). Ce qui ne constitue pas une démarche révolutionnaire, mais contribue à institutionnaliser le questionnement sur le découplage entre la croissance et la progression du bien-être.
Auteur, en 2006 (donc avant la crise), d’un rapport qui ne stigmatisait en rien la croissance, Nicholas Stern déclarait en septembre 2009 : « Les pays riches vont devoir oublier la croissance s’ils veulent stopper le changement climatique. »
Voici ce que déclarait le philosophe Dominique Bourg, un des grands promoteurs des thèses du développement durable en France, à la revue Études, en juillet 2010 : « Nous parlons de développement durable depuis plus d’une vingtaine d’années. C’était une tentative pour dissocier la croissance du PIB de la consommation d’énergies et de ressources naturelles. Nous savons maintenant que c’est impossible. Deuxième diagnostic sévère sur le développement durable : ce devait être une démarche de prévention, d’anticipation à l’échelle des problèmes globaux, tant en matière d’environnement que de répartition de la richesse. Or force est de constater que le développement durable est à cet égard un échec, même s’il a inspiré maintes actions intéressantes à une échelle locale, et également pour les entreprises. Repensons à ce que disaient les grands textes fondateurs de la réflexion écologique des années 1970, ceux d’Illich, des époux Meadows, les auteurs du rapport au Club de Rome, de Georgescu-Roegen, Goldsmith ou Gorz. Tous n’envisageaient d’autre possibilité qu’une décroissance des économies. Or nous sommes désormais contraints de considérer à nouveau cette perspective. »
Économiste, professeur à l’université de Lille 1, Jean Gadrey vient de publier un livre au titre évocateur, Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire (éditions Alternatives économiques & Les petits matins). L’auteur y écrit (p. 11) : « Le culte de la croissance est fondé sur l’oubli des principaux enjeux sociétaux : toujours plus de quoi, pour qui, et avec quelles conséquences ? Il nous interdit d’envisager d’autres hypothèses : la croissance ne serait-elle pas devenue un facteur de crise, un obstacle au progrès, une menace ? » Et plus loin (p. 153) : « Notre hypothèse est donc que, si d’importantes réorientations structurelles de la production et des modes de vie ne sont pas enclenchées rapidement, la crise actuelle, de nature systémique, va se prolonger pendant des années et engendrer de nouvelles périodes récessives. Il serait totalement inefficace dans ces conditions de se contenter d’une simple inflexion de la production en direction de processus et de produits plus écologiques, laissant en l’état ou presque le système financier, les inégalités, le pouvoir des actionnaires, le fonctionnement du commerce mondial et le culte de la croissance associé au consumérisme. »
Robert Hirsch, ancien haut-fonctionnaire étatsunien, physicien chez Exxon 1, vient de faire paraître un livre préfacé par James Schlesinger, ex-secrétaire à l’énergie du président Carter. Il y annonce que nous avons atteint le pic de pétrole et que « d’ici deux à cinq ans, les extractions mondiales vont entrer en déclin ». Conséquence : « Au niveau mondial, le produit intérieur brut va décroître chaque année pendant une décennie. Cette récession de l’économie mondiale pourrait facilement atteindre 20 à 30 % au total sur toute cette période. Voilà ce que je veux dire quand je dis “catastrophique”. Des guerres pourraient avoir lieu. »
Les conclusions d’un rapport de l’armée allemande, rendu public par Der Spiegel le 11 septembre 2010, confirment les propos précédents. Ce rapport insiste sur le fait que la disparition progressive du pétrole pourrait provoquer l’effondrement des bourses, la rupture d’approvisionnement de certaines matières premières et de denrées alimentaires, une augmentation rapide du prix de nombreux objets, la faillite des États…
Dans le même élan, l’Académie des sciences, qui ne se distingue pourtant pas par des positions particulièrement rebelles, vient de désavouer les thèses de l’intraitable climatosceptique Claude Allègre en reconnaissant que « plusieurs indicateurs montrent une augmentation du réchauffement climatique de 1975 à 2003 », et que ceci est dû « principalement à l’augmentation de la concentration de CO2 dans l’atmosphère – cette augmentation est provoquée incontestablement par l’activité humaine ».
Pour sa part, le statisticien danois Bjorn Lomborg, mondialement connu pour avoir soutenu que nombre de problèmes environnementaux – dont le changement climatique – étaient exagérés, déclare aujourd’hui, dans un ouvrage collectif qu’il dirige, Smart solutions to climate change, que ce changement climatique est une réalité, qu’il découle de l’activité humaine, qu’il est important et que le Giec 2 est fiable à 90 %. Si même les « politiquement corrects » se mettent à casser le moral des troupes, où va-t-on ?


Jusqu’au bout de la logique productiviste
Mais dans le temps où une prise de conscience écologique progresse très lentement, le massacre continue. Si, par exemple, le gouvernement de Lula a sorti vingt millions de Brésiliens de la pauvreté, laissant d’ailleurs intactes les structures très inégalitaires du pays, c’est moins grâce aux transferts sociaux qu’en raison de la forte croissance (plus de 7 % pour l’année 2010), c’est-à-dire la frénésie avec laquelle l’économie brésilienne dévore les matières premières du pays, aggravant la crise écologique et les chances de vivre décemment de la prochaine génération
De la même manière, l’envol économique de la Chine commence à se payer d’un prix exorbitant : 400 à 600 villes chinoises manquent structurellement d’eau, de nombreuses rivières sont asséchées, la déforestation multiplie les tempêtes de sable, effets auxquels il faut ajouter des émissions de CO2 en hausse, une dépendance au charbon lourde de conséquences, un volume des eaux usées et des déchets préoccupant…
Par ailleurs, une guerre d’un nouveau type sur le front des métaux rares s’intensifie, parce qu’ils deviennent indispensables aux nouvelles technologies : antimoine pour les semi-conducteurs, tungstène pour les têtes de missiles, thallium pour l’imagerie nucléaire, lithium pour les batteries, coltane pour les téléphones mobiles, indium pour les panneaux solaires, le gallium pour les ampoules basse consommation, le néodyme pour les aimants, etc. Une bonne quinzaine de métaux indispensables à la fabrication d’objets high-tech se raréfie, entraînant une augmentation de leur prix 3.
Outre le fait que beaucoup de ces métaux soient utilisés dans l’industrie de la défense – c’est-à-dire soumis à la plus grande opacité –, les gisements se concentrent dans quelques régions (Chine, Bolivie, Afrique de l’Ouest). La Chine notamment, qui produit 97 % de ces minerais et métaux rares, vient d’annoncer son refus de les exporter. D’où un vent de panique, particulièrement aux États-Unis. La France vient également d’élaborer un plan d’action pour sécuriser l’accès aux matières premières minérales rares. Mais le génie humain pourrait-il succomber à une conjoncture aussi dérisoire ?
Et, comble de malheur, il semblerait que les neuf premiers mois de cette année 2010 aient vu le plus grand nombre de catastrophes naturelles liées aux conditions climatiques depuis cent trente ans (inondations au Pakistan, canicule et incendies en Russie, tempêtes au Mexique, sécheresse en Amérique du Sud, etc.). Mais méfions-nous des coïncidences… et des complots internationaux.
Dans le même registre de l’insignifiance, il est hautement probable que, une fois passé le mouvement social sur les retraites, soient oubliés les « dommages collatéraux » : les files d’attente devant les stations d’essence, l’augmentation des prix à la pompe, les difficultés d’approvisionnement en matières premières, les tonnes d’ordures amoncelées, alors que ces situations ne font que révéler la dépendance et la vulnérabilité extrêmes de notre modèle sociétal à l’égard du pétrole et préfigurent, à échelle réduite, ce qui nous attend dans un avenir très court, et cette fois-ci sans échappatoire.
Ce n’est pas seulement une lutte défensive contre le démantèlement des services publics et de la protection sociale qu’il va falloir conduire, mais bien le chantier d’une autre société où le partage des richesses et le contrôle des ressources par les populations elles-mêmes s’accompagnent d’une redéfinition lucide des besoins individuels et collectifs. Face au choc énergétique qu’annonce une surconsommation au-delà des capacités de la planète, pratiquer l’antidécroissance va bientôt relever des sports extrêmes.

 


1. ExxonMobil Corporation est une société pétrolière et gazière américaine. En 2008, son chiffre d’affaires de 425 milliards de dollars est équivalent au budget du Département de la Défense des États-Unis ou encore au PIB de la Suisse – et est ainsi supérieur à celui de 179 des 195 pays reconnus par l’Onu. (Ndlr.)
2. Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. (Ndlr.)
3. La dénomination actuelle de ces minéraux est « matières premières minérales critiques », caractérisées par un critère quantitatif : petites productions, de quelques tonnes à 200 000 tonnes ; un critère technique : majoritairement des sous-produits de l’industrie minière ou métallurgique ; un critère économique : produits à haute valeur marchande ; un critère de criticalité : leur importance industrielle ne vient pas du chiffre d’affaires qu’ils représentent, mais de leur importance cruciale pour de nombreuses filières industrielles (celles listées dans l’article). (Ndlr.)




COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Zénon

le 4 avril 2011
J.-P.,
article bien argumenté. Je suis un de tes lecteurs (livre)... Continue, les "anars" ont - sur une critique radicale de l'économie - une longueur d'avance... Pas loin, les plus politiques des "décroissants"...
Un conseil de lecture ? "La décroissance. Une idée pour demain", T. Duverger, éd. Le sang de la terre. Exhaustif sur le panorama politique du sujet. Tu es cité, c'est tout dire...
Z.