Faut-il s’aimer les uns les autres ?

mis en ligne le 2 décembre 2010
Les récentes grèves conduites contre la réforme des retraites n’ont pas manqué de faire apparaître les limites de cette fameuse unité syndicale. Soyons-en bien persuadés : il ne manque pas de ces leaders des révoltes convenables, qui fixent des limites à leurs emportements. Leur raisonnement est simple : il ne faudrait pas trop indisposer les patrons, considérés comme des « partenaires sociaux ». Ceux-là ont bien compris que les mouvements revendicatifs ne doivent en aucun cas déboucher sur la remise en cause d’un système d’exploitation qui a fait ses preuves. Il ne s’agit donc que d’amender l’esclavage moderne, pour le rendre indolore, sans qu’il perde de son efficacité. C’est ainsi que l’on doit se contenter du moindre mal car la situation pourrait être pire. Que diable ! Nous sommes entre gens du monde, même si ceux d’en face font semblant de croire à cette excellente fable.

La face réjouie des donneurs de leçons
Nous sommes tous embarqués sur le même bateau mais certains ont le mal de mer, tandis que d’autres auraient plutôt du vague à l’âme. Nous sommes tous constitués des mêmes éléments : une tête plus ou moins bien faite et quatre membres. Ce qui peut séparer les femmes et les hommes impliqués dans la Cité, c’est surtout l’ambition affirmée de quelques-uns face à la volonté des plus paisibles de simplement connaître une vie tranquille. Les nantis, associés à ceux qui aimeraient les rejoindre, n’ont pour souci que de conquérir tout ou partie du pouvoir, ou de se maintenir dans cette situation de domination qui paraît être leur unique raison de vivre. Tout est bon pour parvenir à cette situation privilégiée. C’est pourquoi on trouve parmi ces ambitieux de nombreux bateleurs de foire, mais aussi de sinistres bouffons politiques. Le bon peuple, bien souvent, n’y voit que du feu, évitant de reconnaître le prédateur sous le masque du pitre. Diseurs de bonne aventure, les possibles hommes de pouvoir ne négligent jamais la perspective de monnayer leurs choix politiques.
Comme les fleuves vont à la mer, l’argent va à la fortune. Il est donc naturel que ceux dont on dit qu’ils « pètent dans le soie » n’aient qu’une seule ambition : arrondir leur pécule. Le bon peuple sans problèmes est tellement bonasse qu’il ne songe que très rarement à les étriller. Bien sûr, à l’occasion d’une campagne électorale, nos nantis peuvent recevoir quelques petites claques bien méritées mais cela ne dure qu’un temps. Et si l’on se décidait à leur donner de bonnes bourrades, de ces torgnoles dont il reste des traces sur la face réjouie des donneurs de leçons ? Non pas de ces petites chiquenaudes que l’on donne en hésitant, et pas d’avantage des pichenettes qui devaient avoir valeur d’avertissement. Ils ont pris l’habitude d’être gentiment chatouillés par ceux qui n’osent pas se révolter ouvertement. L’idéal serait de leur infliger un traitement identique à celui qu’ils infligent à ceux qu’ils oppriment. Il en va ainsi depuis les temps révolus de l’esclavage et du servage. Bien sûr, la méthode a changé mais la finalité est restée identique.
La violence fait partie du quotidien de ceux qui n’ont d’autre volonté que la domination. Cela se vérifie aussi bien dans le monde de l’entreprise que dans la gouvernance (comme ils disent) d’un pays dont les citoyens sont traités telles des vaches à lait. Nulle trace d’humanisme dans leur comportement même si, de retour au foyer familial, ils sont capables de caresser les enfants ou de jouer avec le chat. Par ailleurs, il n’est pas rare de les voir arriver chez eux, le soir, avec une pile de dossiers sous le bras.
En effet, il n’y a pas un instant à perdre lorsque la volonté est permanente de se comporter en prédateur de la société. Certes, ces gens-là ne manquent jamais de se présenter en bienfaiteurs de l’humanité car il leur faut bien une raison pour justifier leur pouvoir. Comment convaincre le plus grand nombre qu’il faudrait tanner le cuir à ces héritiers arrogants de la chevalerie moyenâgeuse. Comme ils sont sourds aux malheurs des autres, il conviendrait de leur flanquer une bonne dégelée : simplement pour leur faire comprendre que les situations de faiblesse peuvent changer de rive.

Ceux d’en bas ne connaissent guère ceux d’en haut
Pourquoi faut-il que, de toute éternité, des hommes (et des femmes) n’aient pas pu envisager d’autre alternative que de dominer ceux qui veulent bien admettre leur infériorité ? Ceux-là ne manquent pourtant pas d’un minimum d’humanité puisqu’ils entretiennent de bons rapports au sein de leur famille comme avec ceux de leur caste. On festoie volontiers en compagnie des anciens des grandes écoles avec lesquels on a fait ses premières armes. On se sent bien au sein de son clan. C’est vrai, quoi, pourquoi les nantis n’éprouveraient-ils pas les mêmes émotions que le gens du peuple, n’est-ce pas ? Bien sûr, ce ne sont plus les mêmes effusions, et si l’on s’apprécie, c’est bien plus raisonnablement. Il faut de la réserve en toute chose. À la limite, on fait mine de se respecter pour ce que chacun peut représenter de puissance économique ou de pouvoir politique. C’est donc, parfois, avec la plus grande circonspection que l’on doit se fréquenter car il faut bien préserver l’avenir.
Entre ceux « d’en bas » et ceux « d’en haut », on ne se fréquente pas vraiment. Sauf par obligation, sur le lieu de travail. Encore faut-il tempérer ce constat puisque dans les grandes entreprises, il y a toute une variété de citoyens-écrans, comme les contremaîtres ou les chefs de service. À ce niveau, les relations sont le plus souvent exécrables car ces intermédiaires, qui ont pour fonction de protéger les maître, ne peuvent qu’être veules, tant est forte leur volonté de se faire reconnaître pour ce qu’ils sont : l’équivalent des gardes-chiourmes des galères d’antan. Bien sûr, il n’est plus question de fouetter les fortes têtes – les cravaches ont été remisées au placard. Tout aussi grave, le refrain, mécaniquement rabâché, en direction des plus réticents à l’exécution des ordres : « C’est ça ou la porte ! » Avec de tels collaborateurs à leur service, ceux qui décident de notre vie quotidienne au travail n’ont guère de soucis à se faire. En principe, le moindre grain de sable ne devrait pouvoir se glisser dans un mécanisme bien huilé où les chiens de garde tiennent un rôle indispensable.
Il est toujours intéressant d’entendre les grands esprits expliquer qu’il y a des bornes aux revendications, qu’il y a une limite à la grève. Ceux qui tiennent un tel discours pourraient-ils imaginer que les revendications n’ont pas limites – sauf à devenir du simple réformisme. À ce niveau de réflexion, comment serait-il possible d’envisager de bonnes relations sur le lieu de travail ? On ne fait que s’y supporter. Certains tentent d’être plus productifs que d’autres. Non pas pour espérer un meilleur salaire mais surtout pour se faire remarquer par une hiérarchie méprisante. Peut-être se présentera-t-il une opportunité permettant de rejoindre ceux qui font « suer le burnous » pour le compte du patron. S’il était nécessaire de se regarder dans une glace, pour se rassurer, certains éviteraient de le faire, sauf à se trouver très laids. Alors, ces tristes privilégiés, échappés de la cage du travail obligé, se mettent un masque moral sur le visage pour éviter de se faire peur.

On ne s’aime pas vraiment
La nature humaine est ainsi faite que chacun devrait se satisfaire de son sort. Pour les vrais croyants, Dieu a voulu que la société soit divisée en classes, qu’il faille être soumis à ses maîtres, tout en payant à César le tribut qui lui est dû. Les Césars n’ont jamais disparu, et les esclaves moraux pas davantage. Il en allait ainsi en Afrique du Sud, au temps de l’apartheid, lorsque les Afrikaners expliquaient doctement que si Dieu avait fait des êtres humains blancs et d’autres noirs, c’étaient évidemment pour qu’ils vivent séparés. Il en allait ainsi aux États-Unis jusque dans les années 1960, quand les Noirs ne pouvaient prendre place dans les autobus à côté des Blancs. Cette volonté de ne pas mélanger les vrais Blancs et les pièces rapportées d’un pays qui se proclamait à la pointe des valeurs démocratique, se retrouve, de nos jours, dans la France des droits de l’homme, où il est possible de constater que les moins blancs éprouvent les plus grandes difficultés pour trouver un emploi – de même lorsque ceux qui sont qualifiés de « bronzés » postulent pour un logement. Tous égaux devant la loi mais, comme le rappelle le bon sens populaire, certains le seraient bien moins que d’autres.
On ne s’aime pas vraiment dans nos sociétés civilisées. On ne fait que se supporter. Le plus souvent, la méfiance règne entre des êtres qui pourraient s’estimer. Pourtant les barrières dressées sont tellement nombreuses que l’on préfère prendre de la distance plutôt que de se fourvoyer avec des semblables qui ne sont pas tellement différents, bien que désignés comme infréquentables. Il serait peut-être nécessaire d’inviter ces êtres, mal dans leur peau, à s’exiler sur une île déserte. En leur souhaitant d’y trouver un « indigène » susceptible de leur rendre les services indispensable pour leur survie. Les hommes (ou les femmes) qui ne cessent de vouloir exclure, ou marginaliser, quiconque ne leur ressemble pas, sont bien plus nombreux qu’il est possible d’imaginer. Ils se situent surtout dans la classe dominante, mais c’est peut-être votre voisin de palier, ou même la concierge, voire l’homme de la rue qui ne fait pas de politique…
L’amitié ou les liens de proximité sont tellement volatiles qu’il est possible de se questionner sur la solidité de certains rapprochements, souvent mis en cause pour des raisons paraissant inexplicables. On se brouille sans raison valable, ou pour des motifs faussement économiques. Il en va ainsi de ces êtres angoissés à l’idée de perdre des avantages acquis sous la gauche, qui sont prêts à se rallier à la droite dans l’espoir de les conserver. Peut-être également avec ce sentiment qu’il serait plus facile de revendiquer face à un prédateur plus visible, contre lequel il serait plus facile de se révolter. Finalement, où en sommes-nous de cette confiance réciproque, cette entente tranquille permettant aux exploités de marcher d’un même pas, avec des rapports privilégiés n’ayant nul besoin d’être constamment proclamés ?
Ceux d’en face, même s’ils se haïssent, trouvent toujours des raisons de s’unir. S’il pouvait en aller de même de l’autre côté de la barricade, les luttes sociales seraient sans doute plus souvent victorieuses.