Tolstoï : prophète d’une nouvelle ère (2/2)

mis en ligne le 27 janvier 2011
1620TolstoiCe n’est pas ici le lieu pour discuter d’Anna Karénine, le roman de Tolstoï où l’on trouve les premiers signes de sa future et dure interprétation des relations entre l’homme et la femme, qui s’exprime de façon si particulière dans La Sonate à Kreutzer et dans ses écrits philosophiques. Nous ne parlerons de lui que comme homme et penseur ayant, par son énergie, tiré les ultimes conséquences d’un point de vue anarchiste.
Ceux qui ont été éduqués selon les principes et les codes de l’Europe occidentale s’expliquent difficilement l’évolution religieuse de Tolstoï dans la période qui va de 1875 à 1880, et son exaltation de la doctrine chrétienne. Et cependant cette évolution est logique pour une nature comme celle de Tolstoï. Après être arrivé à la conclusion que ce n’est qu’au cœur des masses que l’on peut trouver les aspirations idéales, il était bien évident qu’il essaierait d’étudier la vie du paysan russe. De cette façon, il parvint à connaître de plus près les nombreuses sectes religieuses et chrétiennes des paysans russes, ennemis de l’Église officielle dont ils subissaient constamment les persécutions. Il n’existe pas en Europe occidentale un pays où le nombre de sectes religieuses soit plus élevé qu’en Russie, où elles exercent une profonde influence sur la psychologie du peuple. Ce phénomène curieux n’a pas encore été bien expliqué et pourtant il y a eu à des époques antérieures des mouvements analogues en Europe occidentale : l’existence de milliers de sectes anticléricales qui ont interprété à leur façon le christianisme et prêché l’égalité de tous les hommes. Les grands mouvements populaires des albigeois, des hussites et des anabaptistes initièrent de formidables révolutions sociales, révolutions qui ne purent être réprimées que grâce à l’alliance générale des rois chrétiens, des nobles et des Églises catholique et protestante ; il en fut de même pour le mouvement provoqué par Wycliffe en Angleterre : toutes ces aspirations développées au sein du peuple se retrouvent actuellement dans les sectes en Russie. Les sectes désapprouvent le christianisme officiel doctrinal et la prédominance de l’Église. Beaucoup de ses adeptes pensent trouver tout l’idéal de la doctrine chrétienne dans les communautés des premiers chrétiens. Ils refusent la domination d’un homme sur un autre et ils reconnaissent comme base d’une véritable morale chrétienne, la solidarité et l’entraide.
En tant que Russe, Tolstoï avait évidemment été influencé par les profondes aspirations spirituelles de son peuple ; il sentait d’instinct que c’était là le terrain où il pouvait travailler et diffuser les convictions les plus ancrées dans son cœur. C’était là le champ que féconda l’esprit de l’artiste et penseur russe, portant ses fruits dans tous les pays et chez tous les peuples. Pour Tolstoï la religion est un devoir personnel consistant à voir dans chacun de ses semblables un ami et un frère. Il rejette tous les cérémonials de l’Église et résume le christianisme à cette formule : « Aime ton prochain comme toi-même. » C’est pour cela qu’il voit en Jésus la figure idéale la plus grande que l’humanité ait créée. Ce n’est pas le Jésus de l’Église, le fils de Dieu qu’il adore, mais le Jésus homme, martyr, qui mourut pour sa foi. Tolstoï savait bien que Jésus ne peut être grand qu’en tant qu’homme ; en tant que Dieu ce n’est ni un martyr, ni une victime, ni un persécuté, comme Dieu il est impossible qu’il soit tout cela.
Partant de là, Tolstoï développe un anarchisme conséquent. En tant qu’ennemi de l’Église, il est aussi opposé à toute organisation politique basée sur la force et la contrainte. Il condamne l’État sous toutes ses formes et voit en toute institution d’un gouvernement une concentration du crime. Le patriotisme, le nationalisme, la xénophobie, la politique, la diplomatie, le militarisme, la guerre, la loi ne sont que les diverses branches de l’arbre du péché. Tolstoï rejette toute loi humaine, admettant seulement que le développement de la coutume locale constitue la condition réelle pour une société fraternelle. Il est clair qu’il est un ennemi de la propriété, et comme les anabaptistes et autres sectes du Moyen Âge, il préconise la mise en commun de la terre. Celle-ci appartient à tous les hommes et celui qui veut se l’approprier pour lui seul est un criminel. L’idéal économique de Tolstoï est le communisme agrarien-anarchiste. Peu d’écrivains ont blâmé aussi sévèrement les institutions de la société moderne que Tolstoï, mais certains ont démontré de manière évidente que le progrès de notre dite civilisation est en réalité un processus de dégénérescence physique et morale. La chasse effrénée aux plaisirs raffinés, le luxe démesuré des classes dominantes et la misère physique et intellectuelle dans les grandes villes civilisées, où l’homme est coupé de la nature, sont des symptômes terribles de cette dégénérescence. Comme Jean-Jacques Rousseau cent cinquante ans avant, Tolstoï proclame comme devise : Retournez à la nature, à la terre nourricière ! Plus simple et humble soit la vie de l’homme, plus étroits soient ses liens avec ses semblables, plus ses sentiments seront purs, plus grande sera sa joie intérieure.
Tolstoï n’est pas un réformateur, il ne fait pas partie de ceux qui veulent guérir le mal au moyen de petites améliorations. Sa doctrine s’attaque aux fondements de la société moderne ; elle combat le fond et non la forme de notre dite civilisation. Elle aspire à réorganiser la société et la vie de l’homme à partir de nouvelles bases, et rejette tout compromis. En ce sens, le philosophe de Yasnaïa Poliana [lieu de naissance de Tolstoï, NdT] est un véritable révolutionnaire.
Refusant toute forme de violence, Tolstoï réprouve aussi celle-ci comme moyen de combattre le mal. Il vaut mieux subir des injustices qu’être injuste, telle est sa devise. Le mal doit être combattu non par la violence, mais par le courage des convictions. Un idéal pur ne peut être atteint que par des moyens purs.
Nous comprenons ce point de vue ; plus encore, nous ajoutons que le terroriste révolutionnaire n’est sans doute pas le modèle idéal du futur ; mais lui aussi nous le comprenons, nous sommes convaincus que l’injustice ne peut disparaître sans explosion de violence et qu’elle doit succomber par ses propres armes. Là où l’homme gémit, souffre et meurt sous la malédiction d’un système brutal, la contestation violente n’est que la conséquence logique et inévitable de ce système. C’est ce que nous apprend l’histoire de toutes les grandes révolutions populaires.
Mais nous admettons aussi avec une profonde conviction la grande importance de la force morale qui se manifeste en différentes occasions, comme le demande Tolstoï. Le boycott moral contre l’État : le refus du service militaire est sans doute une tactique qui fait appel aux sentiments les plus élevés de l’homme. Mais nous doutons que cette méthode puisse suffire à libérer l’homme de la malédiction de l’esclavage.
Nombreux sont les fleuves qui se jettent dans la mer, mais finalement ils s’unissent tous pour une même fin. Nos chemins peuvent aussi être différents, mais l’idéal qui mena le Rousseau russe à une vie nouvelle est le même qui illumine l’abîme où se trouvent les créatures humaines asservies, qui aspirent à la liberté, à la parole, à la lumière.
Tolstoï est le prophète qui a entrevu le pays de nos enfants, le temple superbe des générations futures. C’est le pays de nos espérances, de notre grand objectif, que nous saluons du mot libérateur : Anarchie !

Rudolf Rocker
Texte traduit par notre infatiguable et très estimé traducteur, Ramon Pino