Des souris dans un labyrinthe

mis en ligne le 3 février 2011
Le labyrinthe fut inventé, nous raconte la mythologie grecque, pour cacher la honte de Pasiphaé, épouse du roi Minos. Rendue folle par Poséidon qui avait des comptes à régler avec son mari, Pasiphaé réclama de l’ingénieur Dédale qu’il lui fabrique une vache artificielle. Dans laquelle elle s’introduisit. Afin qu’un sublime taureau blanc dont sa folie l’avait rendue amoureuse s’introduise, lui, en elle. Car même folle, Pasiphaé savait que les taureaux, « qui ne brillent ni par le goût ni par l’esprit », préfèrent les vaches aux femmes. Le fruit du taureau et de la reine fut un monstre à tête de taureau et corps d’homme, le Minotaure. Le taureau de Minos.
Les labyrinthes cachent donc quelque chose. D’où le titre du livre d’Élisabeth Pélegrin-Genel, Des souris dans un labyrinthe (Les empêcheurs de penser en rond, 16 euros). En ce qui concerne les souris et les rats, les scientifiques n’aiment rien tant que les jeter dans des labyrinthes. Certains ont même découvert que si un rat met Marine Le Pen enceinte, elle donne naissance à Nicolas Sarkozy. Je digresse, revenons-en à nos moutons, au sous-titre du livre plus précisément : Décrypter les ruses et les manipulations de nos espaces quotidiens. Les exemples décortiqués par Pélegrin-Genel sont légion. Prenons les aéroports, ces lieux bien connus pour leur agrément, leur convivialité, leur chaleur humaine. Tant de charme s’explique certes par les contraintes techniques : un aéroport est un réceptacle à machines énormes, compliquées, dangereuses. Sans oublier les impératifs sécuritaires : un aéroport offre une cible attrayante aux experts en bombinettes. Ni les connaissances acquises, ailleurs, dans la gestion des flux de bestiaux : traite, comptage, tonte, abattage. Enfin, il convient de n’y jamais mélanger les arrivées et les départs. Pour autant, à la vue des salles d’attente, soigneusement calibrées pour n’offrir quelque repos qu’à un adulte, et un adulte seul, et un adulte déterminé à ne parler à personne, avec leurs sièges fixés au sol, donc impossibles à rassembler pour une quelconque activité à plusieurs, on se demande quel but poursuivirent les machiavéliques inventeurs de ces salles d’exaspération. La réponse clignote un peu plus loin : consommer ! Les boutiques, restaurants, duty-free et autres temples de la libre entreprise réclament qu’on les visite. Avec d’autant plus d’insistance que les aéroports leur réclament, eux, des loyers galactiques. Ceci aux niveaux départ ou transit, là où le voyageur n’a d’autre choix que de s’attarder. En revanche, au niveau arrivée, l’étroitesse et l’opacité, universelles, des portes de sortie des douanes hurlent un clair message : « Fous le camp ! » Comment ? Très simple : ces portes étroites (on ne peut pas se disperser) et opaques (on ne peut pas prévoir quels sont les obstacles à venir) créent des embouteillages permanents et immédiats à chaque fois que les voyageurs sont accueillis, en bruyantes embrassades, par les foules de ceux qui les attendent. Les autres, ceux dont les amis ne sont pas arrivés, les foudroient du regard, et chacun se dépêche de fuir. En d’autres termes, c’est le client lui-même qui fait la police.
Voilà le stade suprême du capitalisme. Exploiter les salariés n’est rien, on sait le faire depuis l’invention du salariat. Exploiter les clients, c’est moderne. Et faire faire aux clients le travail des petits chefs, c’est postmoderne. Comme à la Poste. Une queue unique, en plein centre d’une salle, et d’où le public a vue sur tous les guichets. Bref, un reproche permanent aux postiers. Pas un instant de repos pour les employés. Pas un instant sans frustration pour les clients dont l’attente est splendidement mise en évidence. La surveillance par le client a été adoptée avec enthousiasme par les commandos de choc du capitalisme, les hypermarchés. Des fortunes ont été dépensées pour déterminer quelle est la queue optimale devant une caisse. Car, si une caissière aux bras croisés foule au pied la valeur-travail, l’optimisation des ressources humaines et le service à l’actionnaire, elle déplaît aussi, assure-t-on, au client qui se pose des questions sur l’attrait de cet hypermarché, en particulier comparé au concurrent d’en face. Hélas, rien n’est simple. Forcer le client à trois heures d’attente en n’ouvrant qu’une seule caisse (que de valeur pour l’actionnaire !) ne présente pas que des avantages. L’idéal se situe entre deux et six clients. Plus de deux afin que la caissière, assise mais surplombée par les clients pressés, n’ose pas ralentir le rythme. Voire, horresco referens, bavarder avec eux. Moins de six pour que le client ne s’agace pas.
On travaille très dur au rêve final : tout comme la ligne 14 du métro parisien n’a plus de conducteurs, donc plus de grévistes, on espère parvenir à l’hypermarché sans caissières, où le client passerait lui-même ses achats devant des bornes électroniques qui débiteraient immédiatement son compte. Sans jamais aucune erreur, on n’est pas chez Bouygues ou SFR. Il semblerait qu’un vieux désir humain, celui d’avoir tout pour rien (un désir qui ne trouble jamais les patrons, trop conscients de la valeur de la valeur-travail) fasse encore obstacle à ce sommet marchand. Sautons du coq à l’âne : quel point commun entre les tribunaux et les guichets des réclamations dans les hypermarchés ? Non, ne soyez pas grossiers, et ne parlez pas de pauvres et d’absence de vaseline. Non, restons polis. Dans les deux cas, les autorités sont perchées très haut, et le client reste en bas, inférieur par définition.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


sinziana

le 11 février 2011
Intéressant.

Lire aussi "Le travail du consommateur" de Marie-Anne Dujarier (La Découverte, 2008) qui recoupe apparemment les mêmes sujets :
http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Le_travail_du_consommateur-9782707154675.html