Les Esquimaux vus par Matisse

mis en ligne le 3 février 2011
1621MatisseCertains musées de province sont de véritables merveilles, loin des sentiers battus par l’industrie du tourisme. Tel est le cas du musée départemental Matisse du Cateau-Cambrésis (Nord), ville natale du peintre, qui accueille le visiteur en toute quiétude, luxe devenu rare. On peut y voir, dans les collections permanentes, d’admirables œuvres du père du fauvisme, mais aussi, en ce moment, une très suggestive exposition temporaire consacrée aux féconds rapports d’Henri Matisse (1869-1954) et de Georges Duthuit (1891-1973) autour de l’art inuit. À elle seule, cette exposition vaut le détour 1.

Matisse plus anarchiste qu’on ne le dit
Le poncif qui commença à se développer dans les années 1920 d’un Matisse-peintre-du-bonheur-et-des-odalisques-pour-intérieurs-bourgeois reste encore prégnant chez le grand public, tant il est simpliste et rassurant. Et pourtant, on saisit le travail de l’artiste avec beaucoup plus de pertinence en le rattachant à la fondamentale inquiétude y présidant sans cesse ; inquiétude qui fut liée, un temps au moins explicitement, à l’esprit d’anarchie. Dans une note tardive, Matisse écrit : « Je suis et j’ai toujours été attiré par tous les terrains d’études – (des) classiques, romantiques aux anarchistes car j’ai fait de l’exploration. Je me suis cherché partout. » De fait, dans les années 1890 et 1900, le jeune peintre fut non seulement un anticlérical convaincu, mais aussi un sympathisant anarchiste, versant par exemple régulièrement de l’argent, alors même qu’il vivait dans la misère matérielle, afin de venir en aide aux prisonniers militants et à leur famille, victimes des « lois scélérates » et autres violences policières. Pas étonnant donc de compter parmi ses amis des gens aussi estimables que Paul Signac, Maximilien Luce, Étienne Terrus, Félix Fénéon, ou Mécislas Golberg. Pour s’en tenir à ce dernier, rappelons que ce fut lui qui sollicita le premier grand texte de Matisse (et l’un des plus substantiels de tout l’art moderne), les fameuses Notes d’un peintre, publiées en 1908. Matisse s’est d’ailleurs comparé un jour à l’un des clochards de Golberg – un « trimardeur confiant en ses jambes qui croit en la route qui le porte » –, par opposition aux « papillons-dilettantes » qui flânent à loisir de fleur en fleur au Louvre. Même devenu riche et célèbre, il est toujours resté à sa manière ce « trimardeur ».
Matisse n’a certes pas été un militant politique au sens courant du terme. Est significatif à cet égard ce qu’il écrit à sa fille le 21 novembre 1944 au sujet de Picasso, son ami et grand rival, devenu alors le parangon de la liberté et de l’orgueil patriotique : « Il s’est laissé embobiner, comme l’ont été avant lui Zola et Anatole France […]. Je trouve qu’un artiste a tellement besoin de solitude, surtout à la fin de sa vie [Matisse a alors 74 ans], qu’il doit fermer sa porte à tous, et ne pas perdre une heure. » Matisse est donc un artiste « dégagé », si l’on peut dire, qui se méfie de l’embrigadement de l’art au service de quelque « cause » que ce soit. Mais son « action », qui passe entièrement dans et par son travail, n’en est pas moins – pour qui sait voir – puissante, dans un esprit de liberté absolue et, osons le dire, d’anarchie. Durant toute son existence de créateur, de la grande année 1905, où il invente le fauvisme avec Derain, à sa dernière période, où il se renouvelle entièrement avec les papiers découpés, l’inquiétude de Matisse est indissociable de sa joie anarchisante de transgresser les lois qui gouvernent la tradition picturale depuis la Renaissance – y compris celles du divisionnisme de Seurat, Signac ou Luce. Comme le dira Derain à propos du fauvisme : « Les couleurs devenaient des cartouches de dynamite. Elles devaient décharger de la lumière. » En rejetant la perspective, en abolissant les ombres, en refusant la distinction académique entre le dessin et la couleur, Matisse renversait par ses œuvres-dynamites la façon même de regarder la réalité telle que l’Occident l’avait codifiée depuis la Renaissance, et attentait ainsi en « barbare » à ce que l’on croyait être la « civilisation ». « Le bon public voyait en lui, écrit Marcel Sembat en 1920, le désordre incarné, la furieuse rupture avec toute tradition, une espèce de bousingot faiseur, moitié anarcho, moitié charlatan ! »

« Barbare », l’Esquimau ?
C’est dans cette perspective de remise en cause de la représentation mimétique occidentale que l’on peut comprendre le vif intérêt que Matisse eut très tôt pour les arts dits « primitifs », depuis la sculpture africaine en 1906 jusqu’à l’art inuit peu de temps après la Seconde Guerre mondiale, en passant par son séjour de plusieurs mois à Tahiti en 1930.
En 1947, sa fille Marguerite et son gendre Georges Duthuit, génial critique d’art, spécialiste notamment de Byzance et de Matisse, projettent de constituer une série d’ouvrages sur le thème des rituels et de la fête dans certaines civilisations, en établissant des ponts entre l’art contemporain et l’ethnographie. Inaugurant la série, le livre de Georges Duthuit Une fête en Cimmérie est une approche poétique de l’univers magique du monde des Inuits, qui passionne immédiatement Matisse. Il accepte de l’illustrer ou, pour mieux dire, de le « décorer », et réalise, entre 1947 et 1949, des dessins et des lithographies de visages de ce peuple en relation permanente avec les forces mystiques et physiques de la nature, et dont l’art avait pour origine les visions et les rêves des chamanes. Il s’inspire pour ses dessins, d’une part, de photographies prises par les plus célèbres explorateurs et, d’autre part, de la collection de masques et d’objets que Duthuit avait constituée à New York entre 1941 et 1945 (en même temps que – et parfois en concurrence avec – André Breton, Claude Lévi-Strauss, Max Ernst, Matta et Robert Lebel). Matisse a aussi probablement vu à cette époque les masques de la collection réunie par Alphonse Pinart (1852-1911), qui s’était intéressé bien plus tôt aux peuples d’Alaska, où il avait voyagé en kayak entre avril 1871 et mai 1872, et d’où il avait ramené soixante-dix-sept masques documentés par les notes qu’il avait prises des rites et des légendes esquimaux. Certains de ces masques avaient servi à des rituels de danse pour incarner des personnages et des esprits, ou lors de grandes représentations théâtrales. Du choc éprouvé par Matisse au premier contact avec ces objets d’une beauté à couper le souffle résultent des « dessins suraigus » nés, comme l’écrit Georges Duthuit, « de l’identification de l’artiste à la vie de ces personnages et aux traits caractéristiques qui la révèlent. […] Matisse n’est pas devant son modèle mais avec lui dans l’ambiance de ce dernier ». Finalement, l’ouvrage Une fête en Cimmérie ne fut édité qu’après la mort de Matisse, par Tériade en 1963, et il n’y eut pas d’autres titres dans la série projetée par Marguerite et Georges Duthuit.
L’exposition du Cateau-Cambrésis présente la genèse du livre depuis sa conception jusqu’à son édition, aventure artistique singulière au croisement de cultures qui semblent de prime abord très éloignées géographiquement et historiquement, mais dont les points de contact émerveillent. Splendides masques et objets issus des collections Duthuit et Pinart (prêts du château-musée de Boulogne-sur-Mer pour la seconde), livres rares et documents ethnographiques, œuvres de Matisse (dessins, lithographies, aquatintes, papiers découpés…) : tout cela donne à voir à qui voudrait l’oublier à quel point la fameuse phrase de Lévi-Strauss prononcée en 1952 – « le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie » – est juste. La petite fille de cinq ans qui m’accompagnait au Cateau a quant à elle compris que l’homme esquimau était bel et bien entré dans l’histoire.

Xavier-Gilles




1. Les Esquimaux vus par Matisse. Georges Duthuit, Une fête en Cimmérie, Musée Matisse, Le Cateau-Cambrésis, 7 novembre 2010-13 février 2011. Catalogue, 128 pages. (À voir aussi : Une autre langue. Matisse et la gravure, Fondation Mona Bismarck, Paris, 1er décembre 2010-15 février 2011.)