La technique, mon Dieu ! (Première partie)

mis en ligne le 10 février 2011
Des pensées conservatrices, voire réactionnaires, alimentent aujourd’hui encore certaines actions technophobes. Jamais en reste quand il s’agit d’accélérer la chute du capitalisme, Le Monde diplomatique manifeste néanmoins une belle candeur face à certains fronts secondaires qui contestent le système. Son vieux paradigme marxien semble à cet égard un peu limité pour saisir ce qui se trame hors du champ économique. En mai 2010, ce mensuel a ainsi consacré un article aux « ennemis de la technologie », en faisant notamment état des combats menés contre les OGM ou les nanotechnologies. Sous la plume de Philippe Rivière, Le Diplo rappelle, à deux reprises, l’influence importante que Jacques Ellul a pu exercer sur ces milieux contestataires. Mais on n’en saura guère plus sur ce penseur français. Jacques Ellul (1912-1994) jouit pourtant d’une réputation internationale. Aux États-Unis, des détracteurs de la technique proche de la deep ecology ont même fondé une Jacques Ellul Society. En France, une autre association Jacques Ellul, animée par Patrick Troude-Chastenet 1, mène quant à elle un travail d’envergure sur le penseur. Enfin, on le trouve encore dans maintes facultés de droit, où son Histoire des institutions a fait date. Mais Ellul suscite aujourd’hui surtout beaucoup d’intérêt pour ses travaux de facture sociologique. La parution d’un ouvrage hagiographique dû à un journaliste du Canard enchaîné, Jean-Luc Porquet, a incontestablement relancé le mouvement. Ici, Porquet pique peu : il semble avoir oublié son esprit corrosif au siège du journal. Le livre, significativement intitulé Jacques Ellul, l’homme qui avait (presque) tout prévu 2, rapporte en fait de nombreux écrits ou propos d’Ellul, en laissant apparaître ainsi une grande figure qui aurait prévu presque tous les maux contemporains. L’exercice est facile : Ellul a tellement écrit, et de façon si souvent caricaturale, qu’il est facile d’en extraire des extraits qui recoupent l’actualité. À la toute fin de l’ouvrage, Porquet aborde une question un peu plus épineuse : celle de la foi d’Ellul. Sur un ton badin, il essaie en quelques pages de liquider la question. Pour lui, il n’y aurait, d’après Ellul, pas de morale chrétienne 3 et l’homme serait, sur Terre, libre (à part quelques interventions divines d’urgence). Pourtant, une bonne partie de l’œuvre d’Ellul tente de démontrer la facticité de cette liberté pour lui très virtuelle… Porquet semble néanmoins avoir bien saisi le filon ellulien : face à un monde désespérant, l’homme peut tout de même s’en sortir en ayant recours au transcendant. Grâce à Dieu, l’homme peut donc résister sur Terre face aux tentations de la société de consommation. A fortiori, on précisera de notre côté qu’il nous paraît plus judicieux, pour comprendre l’œuvre d’Ellul, de renverser en fait la logique et procéder a contrario. Comme Ellul avait la certitude de trouver le salut ailleurs et qu’il souhaitait y entraîner un maximum de brebis égarées en ce bas monde, il a, à dessein, noirci délibérément la description du monde humain pour le rendre désespérant. Dans ses livres, il a ainsi dénigré le politique, la politique, la morale, la philosophie, la technique… pour mieux faire apparaître la nécessité de se tourner vers Dieu. Le protestant Jacques Ellul a ainsi fait feu de tout bois pour alimenter le bûcher de la société moderne, fondée sur une certaine idée de l’autonomie. L’étincelle qui allait alimenter le feu a été publiée en 1954 et fera le tour du monde. Dans La Technique ou l’enjeu du siècle 4, Ellul décrit ainsi une technique déchaînée, qui ne respecte plus rien, plus de barrières politiques, morales et surtout plus de barrières religieuses. « La technique est devenue autonome et forme un monde dévorant qui obéit à ses lois propres, reniant toute tradition 5. » « Pour la technique, il n’y a pas de sacré, il n’y a pas de mystère, il n’y a pas de tabou. […] La technique n’adore rien, ne respecte rien […]. La technique est désacralisante […]. L’homme qui vit dans le milieu technique sait bien qu’il n’y a plus de spirituel nulle part 6. » On constate ainsi que les griefs qu’Ellul adresse à la technique sont tout sauf pondérés et laissent ouvertement apparaître des différends philosophiques, voire théologiques, profonds. Ce que confirmera un examen du reste de ses travaux, qui éclairent d’un autre jour ses vociférations. Fort justement, Dominique Bourg a ainsi pu évoquer, en 1996, « Jacques Ellul ou la condamnation morale de la technique 7 ». Résultat de l’opération : à en croire Nicolas Chevassus-au-Louis, Ellul, ce penseur présumé « inclassable »… aurait, avec d’autres, fait passer la critique de la technique de droite à gauche 8.
Pour comprendre mieux et plus au fond le grief qu’Ellul adresse en fait à la technique – cette médiation qui permet à l’homme d’imprimer sa marque au monde –, il faut rappeler qu’il a été tout aussi nuancé sur la question politique qu’il a abordé avec le même aplomb. Dans L’Illusion politique 9, il a ainsi tenté de convaincre ses lecteurs que les techniciens, groupes de pression, experts, etc., dominent et surdéterminent la question politique. Avec élégance, il accusait bien sûr aussi les hommes politiques de ne pas tenir leur parole. Mais ce qu’il contestait, c’était évidemment tout autre chose. C’était l’idée d’un espace où l’homme se pense vraiment libre, vraiment souverain en oubliant Dieu. C’était l’idée d’un espace vraiment autonome. Avec les ans, Ellul avait même accentué caricaturalement sa position. Dans sa jeunesse, il vantait volontiers un projet politique proche de la démocratie-chrétienne, développé par Denis de Rougemont, une sorte d’Europe des régions avant la lettre. Après guerre, il passera à une contestation frontale de tout projet politique, en allant jusqu’à diaboliser littéralement l’activité politique. Si politique il y a, elle doit se cantonner à de petites mesurettes palliatives. Pour Ellul, l’homme n’a en fait pas à faire son histoire. Dans La Subversion du christianisme 10, il a même consacré un chapitre à « la perversion politique »… Bref, en condamnant le politique, la politique et la technique, Ellul a tout simplement jeté un interdit religieux sur la volonté contemporaine de faire du bonheur une idée et une pratique neuves en Europe. À défaut d’avoir été recadrées dans l’ensemble de sa démarche, ses prises de position ponctuelles ont pourtant séduit bien des milieux. Dans les milieux anarchistes et libertaires, on s’est parfois peut-être un peu rapidement félicité de ses analyses qu’on croyait décapantes. En 1988, l’Atelier de création libertaire a ainsi publié un petit ouvrage de Jacques Ellul sur Anarchie et christianisme 11. À l’été 2004, la revue trimestrielle Offensive publiait un dossier sur « l’emprise technologique » comportant une double page laudative sur Jacques Ellul…
Dans les milieux anti et altermondialistes, Ellul est souvent cité avec déférence et autorité. José Bové lui doit beaucoup, il s’y est référé à maintes reprises, tout comme Noël Mamère ou l’essayiste Jean-Claude Guillebaud 12. Ce dernier avait d’ailleurs signé la chronique nécrologique du penseur bordelais dans Le Monde. En 1995, Serge Latouche lui a dédié un ouvrage sur « la mégamachine 13 ». En décembre 2004, Stéphane Lavignotte coordonnait un numéro de l’hebdomadaire protestant Réforme à la gloire de ce « briseur d’idoles ». En 2007, Yves Frémion fait encore état de son influence chez les écologistes 14. Par ailleurs, les colloques scientifiques se sont multipliés, avec les contributions de personnalités prestigieuses. Pourtant, de nombreux indices auraient dû inciter ses lecteurs occasionnels à un peu de prudence. Dans Réforme, Ellul avait en effet multiplié les tribunes choquantes. Il y avait relativisé, en 1986, les méfaits du régime d’apartheid en Afrique du Sud tout en le condamnant ; expliqué en 1987 que le sida pourrait être un jugement de Dieu ; s’opposait en 1989 à l’intronisation de l’islam en France en assimilant de facto tous les musulmans à des étrangers… Ses fréquentations mêmes auraient pu alerter. Dans la revue Foi et vie qu’il a un temps dirigée, on trouvait un certain Michel Braspart. Or ce dernier n’était autre que le pseudonyme de Roland Laudenbach, fondateur de la maison d’édition de droite La Table ronde, et qui fréquentait l’OAS et l’extrême droite. Aujourd’hui, c’est d’ailleurs là qu’ont été réédités toute une série d’ouvrages d’Ellul, sous l’impulsion de son ancien directeur Denis Tillinac, l’écrivain corrézien lui aussi admirateur d’Ellul…
Pourtant, Jacques Ellul peut être considéré comme un penseur bien modéré lorsqu’on confronte ses proclamations antimodernes aux démonisations d’un Lanza del Vasto.

L’Arche contre le naufrage
Lanza del Vasto (1901-1981) s’est fait connaître dans les années soixante en militant courageusement contre des décisions politiques qu’il désapprouvait. Écrivain français d’origine italienne, il est aussi l’auteur d’ouvrages de réflexion. Dans le sillage de Gandhi, il a ainsi publiquement fait preuve de ses différends en jeûnant à maintes reprises (contre la bombe atomique, les camps d’internement durant la guerre d’Algérie, l’extension du camp militaire du Larzac, etc.). Il avait alors favorablement retenu l’attention de jeunes comme José Bové ou François Bayrou et aussi marqué des écologistes comme Solange Fernex ou le très équivoque Pierre Fournier 15. C’est ainsi que Lanza del Vasto avait croisé le chemin d’une jeunesse révoltée en quête de spiritualité mais peu séduite par le discours martial du gauchisme orthodoxe. Lanza del Vasto avait aussi fondé les communautés de l’Arche. Sa popularité venait pour partie de son habit très sobre et de sa barbe blanche. Ceci le prédisposait à énoncer de sombres prédictions apocalyptiques devant les yeux effarés de jeunes en déshérence. Mais le patriarche avait aussi sa recette miracle : la fondation de communautés pour échapper aux malheurs à venir. Voilà quelle était la vraie finalité des communautés, que l’on se garde bien de rappeler aujourd’hui. Docteur en philosophie, il empruntait tantôt au catholicisme, tantôt à la sagesse gandhienne pour énoncer ses leçons solennelles. Il vantait les bienfaits de la pauvreté volontaire, du don de soi. Et si le malheur gronde aujourd’hui, c’est parce que Dieu se manifeste à sa façon. Pour lui, la Révolution de 1789 a été malfaisante : elle a supprimé tous les corps intermédiaires, toutes les communautés. Il tournait donc un regard admiratif vers les sociétés primitives. Il se voyait même chef de sa communauté de l’Arche. Une communauté autarcique, paysanne, liturgique, où les membres prononcent des vœux de fidélité (travail, purification…). Dans Les quatre fléaux, en 1959, il expose longuement tous les mérites que présente la tribu. Ouvertement, il conteste le contrat social, et rappelle que tous les hommes naissent inégaux et en état de dépendance. Il s’y demandait aussi si la liberté, l’égalité et la fraternité ne se ramènent pas à rivalité, vénalité, vulgarité. Pour lui, la Révolution française a provoqué d’innombrables dégâts. Elle a « privé la France de toute sa noblesse, de tout ou presque tout son clergé, d’une bonne partie de ses hommes de génie connus ou inconnus, qui a fait des ruines et dégâts considérables [et] a abouti à l’État libéral 16 ». Par contre, la « communauté » patriarcale et inégalitaire avait toutes ses faveurs. Il a souligné avec insistance qu’une tribu repose sur l’inégalité. La tribu patriarcale présente des facettes insoupçonnées. « Le Patriarche est juge sans appel, il a droit de vie et de mort sur les siens, mais ce sont les siens ; et nul, à moins de folie, ne meurtrit et mutile sa propre chair. 17 » Si une tribu est à ce point pérenne, c’est parce qu’elle ignore l’histoire en restant fidèle à la tradition, à l’opposée des nations démocratiques. Dans la foulée de mai 1968, le patriarche, promis à une célébrité future au Larzac, avait publié L’Homme libre et les ânes sauvages. Là, il réfutait le postulat rousseauiste d’un homme naturellement libre. Et aujourd’hui, c’est la « décadence ». La diffusion du suffrage universel n’arrange pas les choses. En effet, « le nombre des imbéciles dépasse celui des prudents et des sages 18 ». Lanza del Vasto chérissait pour sa part la voie de l’héroïsme. « Sur la voie héroïque peuvent aller ceux qui comme lui [Gandhi] sont décidés à donner un sens à leur vie et à faire de leur mort une œuvre. 19 » Dans Dialogues avec Lanza del Vasto, ce dernier n’avait guère changé de discours. Aujourd’hui, la mansuétude est pourtant de mise à son sujet. Dans certains milieux ésotériques et écolo-non-violents, on vénère encore la vieille icône des seventies paysannes. À Silence, revue mensuelle lyonnaise écologiste et non violente, on peut encore trouver des admirateurs du vieux sage comme Michel Bernard. Beaucoup de ceux-ci se manifestent aujourd’hui dans les combats contre les OGM. Dans L’écologiste de décembre 2005, Jean-Baptiste Liboudan, vieux leader des Communautés de l’Arche, est même présenté comme étant celui qui a lancé le mouvement des « faucheurs volontaires d’OGM »…

Jean Jacob



1. Politologue, spécialiste entre autres d’Ellul et… de Chaban-Delmas. (Ndlr.)
2. J.-L. Porquet, Jacques Ellul, l’homme qui avait (presque) tout prévu, Le Cherche Midi, 2003.
3. Ibid., p. 262.
4. J. Ellul, La Technique ou l’enjeu du siècle, 1954, rééd. Economica, 1990.
5. Ibid., p. 12.
6. Ibid., p. 130 et 131.
7. D. Bourg, L’Homme artifice. Le sens de la technique, Gallimard, 1996.
8. N. Chevassus-au-Louis, Les Briseurs de machines. De Ned Ludd à José Bové, Le Seuil, 2006, p. 220.
9. J. Ellul, L’Illusion politique, Robert Laffont, 1965, rééd. LGF, 1977.
10. J. Ellul, La Subversion du christianisme, Le Seuil, 1984.
11. J. Ellul, Anarchie et christianisme, Atelier de création libertaire, 1988.
12. Que l’on présentera en un mot comme un laudateur des religions et de leurs bienfaits. (Ndlr.)
13. S. Latouche, La Mégamachine. Raison techno-scientifique, raison économique et mythe du progrès. Essais à la mémoire de Jacques Ellul, La Découverte, 1995.
14. Y. Frémion, Histoire de la révolution écologiste, Hoëbeke, 2007.
15. Notamment par son appétence pour les visions de fin du monde et son attrait pour l’œuvre du biologiste eugéniste Alexis Carrel. Voir J. Jacob, Le Retour de « L’Ordre Nouveau ». Les métamorphoses d’un fédéralisme européen, Droz, 2000. (Ndlr.)
16. René Doumerc, Dialogues avec Lanza del Vasto, 1980, rééd. Albin Michel, 1983, p. 164.
17. Les quatre fléaux, Denoël, 1959, p. 177.
18. L’Homme libre et les ânes sauvages, Denoël, 1969, p. 35.
19. Ibid., p. 119.