Une nouvelle théorie de l’auto-organisation

mis en ligne le 24 février 2011
1624AutogestionAutogestion, auto-organisation. Il paraît que c’est démodé ! Les partisans de la gouvernance verticale nous prennent pour des soixante-huitards nostalgiques : « Le monde a changé les gars ! Réveillez-vous ! Les montres LIP ont été remplacées par des Blackberry ! ouh ouh ! »
Effectivement, le monde a changé, mais il me semble que ce soit plutôt favorable à l’autogestion. Le monde est devenu si complexe qu’il est désormais difficile pour un pouvoir central et autoritaire de « gérer » les affaires courantes. L’époque est à la décentralisation, aux pôles multiples, à la complexité, à l’horizontalité, à la virtualité, aux réseaux, à la rapidité. Tous les vieux régimes vertico-centripètes sautent comme des bouchons de champagne. Mais le moment de trinquer à la santé de l’autogestion n’est pas encore arrivé. Il va falloir bosser.
Une piste de recherche prometteuse, c’est Elinor Ostrom qui nous la donne. Son œuvre est dense et complexe, et malheureusement seul un livre a été traduit en français 1 (en 2010 alors qu’il date de 1990 !). Même si le monde a évolué en vingt ans, ce livre reste pertinent et stimulant. Mais autant vous le dire tout de suite, il faut retrousser ses manches et mettre les mains dans le cambouis. Il n’y a pas de résumé, ce n’est pas du « prêt à penser » !

« Les usagers sont incapables de s’auto-organiser »
Un bien commun est une ressource renouvelable collective, telle qu’un site de pêche, des étendues d’eau, des prairies de pâturage, des lacs, des océans, des nappes phréatiques, des forêts, des systèmes d’irrigations ou même des connaissances, des logiciels libres ou le réseau Internet. Ce sont des ressources qui d’un côté sont produites continuellement, et de l’autre sont consommées par des personnes qui en dépendent.
Traditionnellement, les analystes, économistes et politologues, ont pris l’hypothèse que les individus se comportent de manière à maximiser leurs bénéfices à court terme. Ils appellent ce personnage égoïste et rationnel, un homo œconomicus 2. Prenez un groupe d’homo œconomicus et donnez-leur quelques vaches à chacun. Placez tout ce beau monde dans une grande prairie, et observez. Chacun va faire en sorte que ses propres vaches puissent brouter un maximum d’herbe pour faire un maximum de rendement. Le problème, c’est que la prairie ne supportera pas une telle pression et finira par mourir, et tout le monde en souffrira. Profits individuels, pertes collectives, un grand classique. Depuis 1968, on appelle cela « la tragédie des biens communs », une expression célébrissime chez les économistes, inventée par le biologiste Garrett Hardin 3. C’est bien connu, les gens sont incapables de s’organiser !
À l’époque, Hardin a suggéré qu’il y avait deux solutions : « soit le socialisme, soit la privatisation et la libre entreprise » 4. Sa vision et son influence ont justifié de nombreuses politiques de nationalisation et surtout contribué à répandre une vision pessimiste et paralysante de la nature humaine… terreau du capitalisme triomphant.
Il suffit d’ouvrir les yeux pour constater que cette vision de l’humain est fausse : d’un côté beaucoup d’« autorités » accélèrent la destruction des ressources naturelles et de l’autre, nombreux sont les cas où les usagers gèrent correctement leurs ressources eux-mêmes de manière durable parfois depuis des centaines d’années.
Exemple très simple. Il existe une vaste étendue de steppes au carrefour entre la Chine, la Russie et la Mongolie. Une image satellite a pu mesurer la dégradation des pâtures de chaque côté des frontières. La Chine et la Russie ont historiquement nationalisé la gestion des pâtures, avec pour conséquence une sédentarisation des colonies agricoles. Plus tard, la Chine a privatisé le tout en petites parcelles individuelles destinées à chaque ménage alors que la Russie en a conservé la gestion centralisée. Résultat, près des trois quarts des pâtures Russes (État centralisé) et plus d’un tiers des Chinoises (petites parcelles privées) ont été dégradés, alors qu’en Mongolie, qui a conservé son système pastoral itinérant traditionnel basé sur des petites institutions de propriétés de groupe, moins d’un dixième des surfaces a été dégradée 5.
Dans la réalité, les gens discutent, s’organisent et même créent des règles collectives, se récompensent et se punissent mutuellement. En postulant que les humains sont faillibles, qu’ils ont une rationalité limitée et qu’ils sont très sensibles aux normes sociales, on arrive à comprendre pourquoi dans certains cas, des collectivités arrivent à gérer de manière économiquement optimale et durable des biens communs en créant des arrangements institutionnels propres.
Essayer de dégager les règles qui font que ces arrangements fonctionnent à partir de l’étude de cas réels, voilà le travail d’Elinor Ostrom. Son équipe a mis en place les bases d’une véritable théorie de l’auto-organisation, en analysant les « systèmes socio-écologiques complexes » dans leur ensemble.

Entrer dans la complexité
Voici très brièvement exposés les huit principes de base retenus pour un bon fonctionnement de la gouvernance d’un bien commun 6.
1) Il faut clairement identifier les limites du système, ainsi que les parts que chacun peut prélever.
2) Les règles d’appropriation et de fourniture des ressources doivent être adaptées aux conditions locales (en termes de temps, d’espace, de technologie, etc.).
3) Les personnes concernées par les règles peuvent participer au processus de décision.
4) La surveillance se fait par les appropriateurs 7 eux-mêmes ou par des gens qui rendent compte directement aux appropriateurs.
5) Une échelle de sanction graduelle est établie pour les appropriateurs qui transgressent les règles.
6) Les mécanismes de résolution de conflit doivent être bon marché et faciles d’accès.
7) Les droits des appropriateurs d’élaborer leurs règles et institutions ne doivent pas être remis en cause par des autorités gouvernementales extérieures.
8) Pour des ressources plus grandes, il faut organiser la gouvernance en multiples niveaux imbriqués.
Plus généralement, il faut aussi veiller à renforcer les structures d’auto-organisation naissantes, toujours prendre les décisions proches du lieu de l’action, c’est-à-dire de la ressource, encourager les systèmes de gouvernance polycentriques et ne jamais proposer une solution unique.
Pour les grandes ressources internationales, leur gestion est encore très problématique et souvent désastreuse. Pensez au thon rouge ou même au climat, leur gouvernance dépend à la fois des institutions internationales, nationales, régionales et même locales... Cependant, pour Ostrom, il faut conserver cette richesse : « La diversité des institutions internationales est aussi importante que la diversité biologique pour notre survie à long terme. » 8
Expliquer toute la théorie d’Ostrom en quelques lignes n’est pas l’objectif de cet article. Il s’agit plutôt d’une invitation à découvrir une pensée nouvelle qui rafraichirait notre manière de concevoir l’auto-organisation. Et d’étudier ses ressemblances et divergences avec les théories anarchistes de l’autogestion… Affaire à suivre 9.





1. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Etopia/DeBoeck, 2010.
2. Les prédictions des modèles de l’homo œconomicus sont toutefois très souvent validées dans des situations spécifiques de marchés ouverts et compétitifs de sociétés industrielles.
3. Garrett Hardin, « The tragedy of the commons », Science, n° 162, 1968, p. 1243.
4. Garrett Hardin, « Essays On Science And Society: Extensions of The Tragedy of the Commons  », Science, n° 280, 1998, p. 682.
5. David Sneath, « State Policy and Pasture Degradation in Inner Asia », Science, n° 281, 1998, p. 198.
6. Voir Ostrom, Gouvernance des biens communs, op. cit., p. 114.
7. Ceux qui prélèvent les ressources sont appelés les « appropriateurs » (les pêcheurs, les éleveurs, etc.), les personnes qui organisent la fourniture de la ressource sont les « fournisseurs ».
8. Elinor Ostrom et al. « Revisiting the Commons: Local Lessons, Global Challenges », Science, n° 284, 1999, p. 278.
9. Cet article est largement inspiré d’un article plus conséquent intitulé « La gouvernance des biens communs » publiés en 2010 par le centre Barricade et disponible sur www.barricade.be



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Bodies Aflame

le 1 mars 2011
Yeah ça claque.