Les stals ont la vie dure : à propos de la manif pour Jules Durand

mis en ligne le 3 mars 2011
C’est entendu, les syndicalistes de la CNT et les anarchistes ont été exclus de la manifestation du 16 février 2011 à Rouen pour l’initiative « Jules Durand ». L’ami Patrice n’a pas voulu engager la polémique et je le comprends.
À moi de démontrer la manœuvre qui a permis ces exclusions. Tout commence lorsque le Comité de défense des libertés fondamentales (CDLF) demande à la CNT, en tant que syndicat, et à Patrice, au nom du Groupe d’études sociales (GES) du Havre, de participer, à Rouen, à une manifestation et à une conférence sur l’affaire Durand 1. Là-dessus un journaliste faisant son travail d’information commet une bévue : il squeeze le GES et présente comme seul intervenant, côté libertaire, la CNT. À ce stade, le problème pouvait être réglé en quelques coups de téléphone. Mais… il y a un mais : un militant du NPA, inconscience ou calcul, déclare qu’il y a des tensions entre l’UL CGT et la CNT locale. Ni l’une ni l’autre n’ont jamais mis sur la place publique leurs divergences, estimant, du moins côté CNT, qu’il y a mieux à faire dans l’état actuel du mouvement ouvrier et de son émiettement que d’entretenir la polémique. Qu’une tierce partie se permette aujourd’hui de s’immiscer dans un débat qui n’existe pas pose en effet la question : inconscience ou calcul ? Nous ne pouvons pas exclure la deuxième hypothèse car assez curieusement, si la presse du NPA informe sur l’affaire Jules Durand et les diverses commémorations, elle oublie les interventions du GES et de rappeler l’appartenance de Jules Durand au mouvement libertaire. Nous connaissons la prétention de cette organisation politicienne à se présenter comme « libertaire », qualification que, bien sûr, nous lui dénions.
Toujours est-il qu’à partir de là, l’UD76, où règne un anarchophobe bien connu, décrète qu’il est hors de question que Patrice Rannou parle au nom de la CNT le 16 février. Position relayée illico par le secrétaire du CDLF. Là se pose une nouvelle question. Le CDLF est une structure fédérant diverses associations, plutôt qu’un oukase péremptoire, c’est une information qui aurait dû circuler pour que les divers participants prennent une décision. Je suis d’autant plus étonné de ce comportement qu’il est membre d’Alternative libertaire, structure dont les membres doivent pratiquer le fédéralisme en son sein.
À ce point, on pouvait encore espérer une réaction saine des composants du CDLF. C’est alors qu’un nouveau personnage entre en scène. Là, j’ai irrésistiblement pensé au Don Bazile du Barbier de Séville. En trois phrases, il nous montre le coupable par qui le scandale est arrivé : le militant syndicaliste de la CNT. Inutile de répondre à ce genre d’attaque, c’est s’empêtrer dans les rets du manipulateur.
À partir de là, la proposition faite à la CNT de fournir un autre intervenant ne pouvait que se heurter à une fin de non-recevoir de la part de cette dernière entendant rester maîtresse de sa représentation. Ce qui avec l’éviction du GES, donc du mouvement spécifiquement anarchiste, assurait les résidus du stalinisme de la totale mainmise sur la manifestation. Devant les manœuvres de gens qui semblent ne pas être au courant que cela fait plus de vingt ans que le mur de Berlin est tombé, je pense aussi irrésistiblement à un texte de Drumont (je sais, il sent le soufre !) : « Le cadavre social est naturellement plus récalcitrant et moins aisé à enterrer que le cadavre humain. Le cadavre humain va pourrir seul au ventre du cercueil, image régressive de la gestation ; le cadavre social continue de marcher sans qu’on s’aperçoive qu’il est cadavre, jusqu’au jour où le plus léger heurt brise cette survivance factice et montre la cendre au lieu du sang. L’union des hommes crée le mensonge et l’entretient : une société peut cacher longtemps ses lésions mortelles, masquer son agonie, faire croire qu’elle est vivante encore alors qu’elle est morte déjà et qu’il ne reste plus qu’à l’inhumer » (La Fin d’un monde, 1889).
Mais, pour moi, ce qui m’intéresse, ce sont les paragraphes suivants où j’ai souligné quelques phrases d’un adhérent du CDLF sur lesquelles je vais non pas répondre mais amener quelques précisions.
« Car sur le fond, Jules Durand était militant de la CGT. Dans la CGT en 1910, il y avait des anarchistes oui, mais aussi des socialistes réformistes, des socialistes révolutionnaires (ceux qui vont devenir les communistes ensuite), et des militants syndicalistes révolutionnaires. Ce sont ces derniers qui étaient majoritaires au plan national à ce moment. Durand était militant de la Ligue des droits de l’homme et militant d’une ligue anti-alcoolique, mais à ma connaissance pas formellement militant d’une organisation politique anarchiste. Vouloir régler les débats entre organisations syndicales actuelles, débats tout à fait légitimes et normaux, en “s’appropriant” Durand au nom du CDLF, sans nous en prévenir, ne me semble pas correct, et justifie de modifier l’organisation décidée en fonction d’informations incomplètes.
La question pour nous tous, membres du CDLF, n’est pas de défendre telle ou telle option politique vraie ou supposée de Durand, mais de défendre un militant syndical injustement et scandaleusement condamné à la suite d’une machination patronale parce qu’il était militant syndical en grève, et nous pensons que plus cet hommage est large et unitaire sur ce thème des libertés syndicales, mieux c’est ! »
Tout d’abord, s’il s’était un peu informé, il aurait évité un pléonasme : à l’époque, anarchistes et syndicalistes révolutionnaires étaient des synonymes. Des socialistes réformistes, au Havre, il y en eut très peu avant la Première Guerre mondiale. En revanche, il oublie les radicaux influents chez les inscrits maritimes par exemple. Quant à l’affirmation sur les socialistes révolutionnaires « qui vont devenir les communistes ensuite », cette affirmation me chatouille les zygomatiques ! Le POSR (Parti ouvrier socialiste révolutionnaire) fondé par Jean Allemane et qui participa à la fondation de la SFIO en tant que tendance, ancêtre des marxistes-léninistes ? J’en doute fort si l’on regarde le parcours de ses militants après sa dissolution. Au plan havrais, les socialistes les plus connus, Descheerder et François Louis, seront le premier étiqueté socialiste indépendant et l’autre fera corps avec l’USH autonome dans l’entre-deux-guerres. Un des plus imminents militants du POSR, le jeune Léon Blum, sera à Tours en 1920 l’opposant principal à l’adhésion à la 3e Internationale. Les allemanistes étaient par ailleurs antiguesdistes !
Mais où le sinueux et insinuant personnage fait vraiment fort, c’est quand il déclare « qu’il n’était pas formellement militant d’une organisation politique anarchiste ». C’est réduire le militantisme anarchiste au schéma étroit de sa propre vision des choses. De 1900 à 1910, il n’y a au Havre aucun groupe anarchiste structuré, sauf en 1908 où le groupe libertaire se confond avec les dirigeants des principales organisations syndicales ouvrières. Ce qui n’empêche pas la propagande spécifique anarchiste ; en 1905, il y a un débat, rue des Chantiers, animé par Geeroms et Fauny et qui réunit plus de 400 personnes. Dès les premiers numéros de Vérités, qui deviendra l’organe de la Bourse du travail, la présence anarchiste est visible.
Jules Durand n’était pas « carté » dans un « parti anarchiste », la belle affaire ! Pas plus que Fauny, Briollet et Geeroms qui tour à tour assumèrent des responsabilités à la Bourse du travail. Alors lorsqu’un douceâtre personnage nous susurre que « la question n’est pas de telle ou telle option politique vraie ou supposée » et qu’il proclame que « plus cet hommage est large et unitaire sur ce thème des libertés syndicales, mieux c’est », nous constatons que son comportement sectaire va au rebours de ses déclarations.

Jean-Pierre Jacquinot
Docker retraité



1. Sur cette affaire, voir Le Monde libertaire, n°1615. (Ndlr.)

P.-S. Le signataire de ces lignes vient de se rappeler qu’il n’est pas « carté » dans un parti. Il ose espérer que personne ne remettra pas en doute sa qualité d’anarchiste.