Marc Trivier et la tragédie de la lumière

mis en ligne le 17 mars 2011
1627FerrIl importe ces jours-ci de s’élever au troisième étage de la Maison européenne de la photographie pour contempler la rétrospective consacrée à l’œuvre de Marc Trivier (né en 1960 en Belgique), l’une des plus intenses et radicales de ces trente dernières années 1.

L’enfant prodige
À la fin des années 1970, après avoir subi l’ennui sur les bancs des écoles, il décide – alors qu’il n’a pas 20 ans – de parcourir le monde pour photographier les artistes et écrivains qu’il admire, avec le vieux Rolleiflex de son père. Les modèles posent le plus souvent assis, chez eux, de manière frontale, sans lumière artificielle, face à l’appareil fixé sur un trépied. Le retardateur laisse sa part au hasard. Ce qui surprend, c’est que les plus grands créateurs de l’époque, aux corps vieillissants pour la plupart, aient accepté d’ouvrir leur porte à ce jeune inconnu pour se laisser photographier. L’ensemble est impressionnant : Francis Bacon, William S. Burroughs, Allen Ginsberg, Willem de Kooning, Michel Leiris, Bram Van Velde, Robert Frank, Andy Warhol, Samuel Beckett, Jean Dubuffet, E.M. Cioran, Thomas Bernard, Jorge-Luis Borges, John Cage, Michel Foucault ou Jean Genet. Entre présence et absence, les modèles semblent scruter l’énigme de leur image en train de se faire. « J’ai l’impression qu’ils ont vu quelque chose, note Trivier, quelque chose de l’ordre du chaos, de la perte de soi, de la dépossession. » Avec le même appareil, il fait aussi des portraits de patients d’hôpitaux psychiatriques, de saisissantes images de bêtes conduites à l’abattoir, et des scènes d’équarrissage.
Il utilise un Brownie des années 1940 pour faire à la box des paysages et des « portraits » d’arbres solitaires aux branches sèches et torturées. Le viseur de l’appareil étant cassé, le cadrage revêt une dimension aléatoire, et, surtout, le boîtier au carton fatigué n’étant pas étanche à la lumière, celle-ci brûle les bords de l’image et produit des traînées blanchâtres. Trivier aime de tels accidents. Il ne recadre ni ne retouche ses photographies et laisse les liserés noirs du négatif, ce qui redouble l’impression d’isolement du sujet pris dans l’espace délimité.
Il réalise lui-même ses tirages sur papier baryté Ilford, consacrant plusieurs jours de travail à chacun, avec une concentration particulière pour rendre les blancs, par contraste avec des noirs d’une rare densité. Un tirage de Marc Trivier ne ressemble à aucun autre. Lorsqu’il accepte de les exposer, il les suspend dans des cadres en inox de sa fabrication, laissant libre cours à la vie du papier.
À la fin des années 1980, l’œuvre de Trivier s’impose au « monde de l’art » et le jeune photographe semble promis à une lucrative carrière internationale. Ses photographies sont exposées, un livre magnifique est publié, et il reçoit le prestigieux « Award » de l’International Center of Photography de New York. Mais il n’est pas dupe de ce succès naissant et sa sensibilité à fleur de peau – la beauté d’une lumière peut le mettre au bord des larmes – va le conduire à se couper du grotesque « monde de l’art » lié à la spéculation financière. Un événement a joué à cet égard un rôle déterminant. Après la réception de son prix en 1988, une publication fut distribuée dans le métro de New York avec ses images en couverture et un article aux commentaires racoleurs, du type : « Trivier, le photographe à la recherche des génies et des fous. » Peu de temps après, il recevait la lettre d’une femme manifestement fragile et connaissant bien les médecins psychiatres, qu’elle ne portait pas dans son cœur, qui lui disait : « Vous êtes pire que les médecins. » Il en fut bouleversé, n’ayant jamais cherché à se faire de l’argent sur le dos des pauvres gens, fussent-ils des génies. Ne pas être indigne est son souci constant. La première personne à qui il donne une image est toujours celle avec qui il l’a faite. À la prison de Clairvaux, où il allait régulièrement pour parler de photographie avec les détenus, il s’abstint de faire leur portrait pour ne pas tomber dans la théâtralité dont se sert l’institution pénitentiaire afin de s’insinuer dans l’imaginaire du plus grand nombre.

Léo, l’anarchie et l’utopie
L’éthique de Trivier n’est pas sans lien avec l’esprit d’anarchie dont il s’est nourri très jeune par l’entremise de Léo Ferré, qu’il écouta par hasard vers 14-15 ans. « Sur le moment, se souvient-il, je n’ai pas compris ce qui m’arrivait…, je m’étais mis à pleurer sans savoir pourquoi… puisque de toute façon je ne comprenais rien aux mots qui étaient dits sauf que je me suis rendu compte que je les mémorisais au fur et à mesure que je les entendais. » Il décida alors d’écouter tout ce qu’il trouverait de Ferré. « La première fois que j’ai lu le mot “anarchie” c’était sur la pochette du disque suivant que j’ai été chercher à la médiathèque et qui s’intitulait Amour Anarchie… » En 1979, à 18 ans, il part à Castellina in Chianti pour le photographier et en rapporte un portrait d’une grande douceur. « J’étais arrivé par le train à Florence, raconte Trivier, puis un bus au trajet interminable… et à l’arrêt, Marie qui attendait avec la Citroën de l’époque (une CX je crois, car il n’a jamais eu de Rolls le père Léo et puis ce n’était jamais lui qui conduisait… c’était Marie). »
Après cette rencontre, sa perception du mot « anarchie » a dérivé lentement, complexifiant ce qu'il contre-dessinait à mesure que Trivier s'intéressait à l’histoire : la guerre civile espagnole, la Commune, Proudhon, Rosa Luxemburg et, plus tard, Makhno, qu’il découvre en s’intéressant à Andréï Platonov. Il commence alors « à lier le terme d’“anarchie” avec celui d’“utopie”, au sens où une utopie est une contre-proposition dont on se fout du fait qu’elle soit viable ou pas, mais qui sert à vérifier, à jauger, à comparer, avec ce dans quoi l’on vit, contraste sans lequel on serait fichu de croire que ce qui nous arrive est incontournable (et c’est justement ce qui nous arrive aujourd’hui) ». Tout le travail de Trivier – ses photographies, ses films, ses textes – comporte ainsi une dimension réflexive de mise en question radicale, et constitue autant d’actes de résistance. « On produit contre, par hostilité, par rejet, pour se démarquer des discours ambiants, de la bêtise de la consommation de tout pour tous, du libéralisme optimiste, de l’amnésie entretenue, du contentement gonflé aux notions psychologiques à la “moi-je”, […] contre l’absence de ceux qu’on aime et qui ne reviendront jamais s’asseoir à table, contre l’oubli, contre l’usure, contre soi-même. »
Malgré les sollicitations de marchands et de collectionneurs fortunés, il a pris la décision de ne plus vendre ses images. « La question de la sur-valeur induite par le fétichisme d’un moment de la culture qui privilégiait le geste de l’artiste ne m’intéresse pas. » Il préfère vivre retiré à Haut-le-Wastia, où il s’occupe d’un pur-sang caractériel et d’une forêt. Il gagne sa vie avec toutes sortes de métiers, il enseigne ou fait des chantiers (quand il était plus jeune, repeindre en quelques jours un appartement avec des amis était comme une mission commando pour gagner de l’argent facilement et se payer le billet d’avion qui lui permettait de voyager à travers le monde).

La tragédie de la lumière
Se répéter lui fait honte. Il ne tire donc plus ses anciennes images – le papier Ilford qu’il utilisait n’est d’ailleurs plus commercialisé –, et il fait très peu de nouveaux portraits. Ces dernières années, il a inventé un nouveau procédé, permettant de suggérer l’écoulement du temps par la capture de la lumière, qui consiste à construire une planche avec une suite de huit images d’une même série et sans composition avec son vieux Kodak Box, quasi un sténopé. Pour que cela « fonctionne » et qu’il retienne la planche, la condition principale est qu’aucune image ne s’impose au détriment des autres.
La rétrospective de la MEP, qui présente une centaine de tirages de grand format (50 x 50 cm) réalisés entre 1980 et 2010, tient donc du miracle (« miracle » qui s’explique comme contrepartie à la participation de la MEP au financement du nouveau film de l’artiste : D’un lent regard). Elle donne à voir l’enjeu principal du travail de Trivier, qui utilise la photographie comme art de l’écriture de la lumière, pour donner un sens singulier à la question qui l’obsède depuis des années : qu’est-ce que l’immanence ? La vision d’une broderie irradiée par le contre-jour dans l’un de ses derniers portraits (Mahmoud Darwich, 2008) lui inspire une esquisse de réponse : « De trente-cinq ans de pratique photographique, d’obsessions, c’est peut-être ça qui reste : un mode d’enregistrement singulier de la brûlure de la lumière, décliné d’une image à l’autre, en une succession de propositions qui se ressemblent et, pourtant, chacune est aussi singulière que la fraction de temps auquel elle renvoie. » Les photographies de Marc Trivier écrivent une tragédie de la lumière, celle-ci n’accueillant les êtres – hommes, arbres ou bêtes – qu’en les brûlant, avant disparition. Précisément ce que « la morne et mensongère émasculation qui fait l’imbécile imagerie de la publicité, du “soyons tous heureux” » tend à occulter pour dominer plus efficacement les corps et les âmes.

Xavier-Gilles