De quelques interrogations au sujet d’une crise globale

mis en ligne le 14 avril 2011
Dans les nombreux articles relatifs à la question du nucléaire civil que j’ai pu lire ces derniers temps, il est fréquemment mentionné, avec un tout nouvel accent d’indignation, que le programme électronucléaire français a été décidé – au début des années 1970 – sans consultation populaire. La belle affaire ! Personne (hormis ceux qui s’en préoccupent en vain depuis des décennies) ne s’en offusquait il y a encore un mois, et surtout, les mêmes qui regimbent dorénavant, au sujet du choix nucléaire gaullo-pompidollo-giscardien, ne voient pas que le problème reste entier. En effet, le mode de gouvernement parlementaire avec délégation de pouvoir à des décideurs professionnels via le suffrage de dizaines de millions d’habitants aussitôt spoliés de leur capacité de décision – voire d’indécision –, ce mode de gouvernement, donc, demeure intact et inquestionné. Les choix stratégiques qui vont avoir lieu après la présidentielle de 2012, notamment en matière d’infrastructures énergétiques, qu’ils soient dans le droit fil du plan électronucléaire à la française (c’est la position de l’UMP) ou dans le cadre du projet plus ou moins flasque du Parti socialiste visant à « sortir du tout nucléaire », seront décidés sans autre « consultation populaire » que l’élection d’un président et de députés.
C’est à cette occasion qu’on attend une proposition anarchiste réaliste, sur les modes de décision et les modèles 1 économico-écologiques en jeu, des modèles de production et de répartition des ressources et des biens, des modèles de réalisation effective des idéaux libertaires sur des échelles temporelles et géographiques de grande ampleur, à l’aune d’une planète interconnectée et non pas d’agrégats indistincts d’initiatives isolées, trop souvent obnubilées par un fantasme d’autarcie.
(P)osons des questions sans tabous : n’avons-nous pas intérêt à envisager des solutions aux considérables défis sociétaux auxquels nous devons faire face, qui dérogeraient quelque peu à certaines des idées rectrices d’un anarchisme élaboré au XIXe siècle, en un temps qui ne pouvait pas imaginer – comme nous le pouvons grâce à notre présente acuité – que l’humanité, par son activité industrieuse (aux deux sens du terme), par ses inclinations manifestes à l’avidité, par ses ambivalences si difficilement réprimables (bénéficier de la nature et la maîtriser), par ses fulgurants accès d’un génie aux multiples faces – capable de sonder la matière en son tréfonds aussi bien que se doter de la faculté de s’autodétruire, capable d’extirper de la notion de vie tout résidu bassement métaphysique pour en concevoir une théorie matérialiste de la matière vivante et pensante, aussi bien que d’inventer des agents pathogènes artificiels –, par son gout immodéré pour le Spectacle, par son appétence pour le sordide et l’avilissement, par son rapport trouble à la connaissance – une humanité capable comme jamais de saisir Dieu et de le précipiter à terre pendant que cette même humanité se complait dans sa propre auto-aliénation –, que cette humanité-là donc aurait produit les conditions socio-historiques les plus incroyables de son histoire : posséder tout à la fois les moyens de sa déchéance et ceux de sa libération ?
Ne peut-on pas envisager les modalités de transition, non nécessairement intégralement libertaires, permettant de passer d’une société capitaliste où règnent un égoïsme paradoxal (en ce sens que l’abondance des biens et des moyens d’existence est indéniable) et l’organisation de la rareté à une société anarchiste où le bien-être pour tous et l’épanouissement de tous seraient les buts, avec la modification profonde des comportements des uns envers les autres ? Cette transition – phase d’une importance cruciale – supporterait-elle une improvisation, un spontanéisme et une recherche d’unanimité d’autant plus inadéquats qu’ils auraient lieu en un contexte d’urgence décisionnelle (en un mot : comment assurer à tous les moyens de bien vivre sans coût pour l’environnement et dans une harmonie sociale tendancielle), ou bien cette absence de « planification » serait-elle fatale à la révolution libertaire ?
Voilà qui ferait un bon exercice d’« anarchie-fiction », où interviendraient des experts 2, des spécialistes de ces questions techniquement redoutables afin d’apporter à tous, dans le dessein d’aider à prendre des décisions aux implications fondamentales, les éléments de compréhension requis par des situations caractérisées par la complexité et l’enchevêtrement des enjeux humains, environnementaux, technologiques, industriels et sociaux. Il en va sans doute de la crédibilité et de la visibilité d’un projet anarchiste au niveau macro, potentiellement apte à recueillir l’assentiment des déçus, des dégoûtés de la « démocratie » bourgeoise, à transformer un abstentionnisme de résignation en un abstentionnisme de lutte.




1. Par modèle, j’entends une simulation, de portée diagnostique ou prédictive, permettant de tester des hypothèses de résultats eu égard à des paramètres variables et aux conditions initiales du système testé.
2. L’expertise en question ici n’est pas celle qui a le plus souvent cours dans notre société, une expertise verticale, du haut vers le bas. C’est une expertise aux multiples intervenants, partageant savoirs et savoir-faire, avec une visée permanente d’optimisation sociale eu égard aux conditions objectives qui caractérisent les problèmes soumis à expertise-décision.