Entretien avec Jean-Luc Sahagian autour de Victor Serge

mis en ligne le 26 mai 2011
Victor Serge, l’homme double, écrit par Jean-Luc Sahagian, préfacé par Yves Pagès, est paru aux éditions Libertalia en mai 2011. Pour Le Monde libertaire, nous avons interviewé l’auteur. Une petite présentation de Victor Kibaltchitch, dit Le Rétif, dit Victor Serge, permettra de situer le lascar. Né en 1890 en Belgique d’émigrés russes révolutionnaires, il fréquente, un peu avant sa majorité, les communautés libertaires belges et françaises, avant de s’installer en région parisienne pour devenir rédacteur au journal l’Anarchie de tendance anarchiste individualiste. Il se retrouvera emprisonné après l’affaire de la bande à Bonnot. Il est expulsé ensuite vers l’Espagne où, ouvrier typographe, il se syndiquera à la CNT en 1917 et participera à la revue Tierra y Libertad. Quand la révolution russe éclate, il fait route vers la Russie où il s’engage au Parti bolchevik. Il rentre peu à peu en dissidence en s’opposant à la ligne stalinienne au profit de celle élaborée par Trotsky. Proscrit, il est de nouveau expulsé vers la Belgique puis la France. Au cours de ces années, il devient aussi un grand écrivain de renommée internationale. Réfugié à Marseille durant la guerre, il doit s’exiler au Mexique où il meurt en 1947. Aussi ce livre permet-il d’envisager sous un angle original les périodes de l’illégalité anarchiste française des années 1910, les révolutions russe (1917) et espagnole (1936) à travers un acteur important de ces moments historiques, tout en gardant un regard à la fois émouvant et distant. Ces questionnements nous interpellent toujours aujourd’hui.

Stéphane : De quand date ta rencontre avec Victor Serge ?

Jean-Luc Sahagian : Je l’ai rencontré il y a quelques années en lisant les Mémoires d’un révolutionnaire. Je ne suis pas un spécialiste de Victor Serge ni de quoi que ce soit. Si j’ai commencé à m’intéresser à lui et à écrire sur lui, c’est parce qu’il m’interrogeait. C’était aussi une sorte de jeu. Sans plan préétabli, j’ai commencé à écrire sur cet homme et sur certains aspects de sa vie et de sa pensée. Au fur et à mesure de l’écriture, d’autres livres, d’autres itinéraires et d’autres aspects de l’œuvre de Serge venaient compléter ou parfois infirmer ce dont j’avais déjà parlé et me donnaient envie d’écrire davantage. Je suis aussi allé rechercher des documents, lettres ou journaux, aux Archives à Paris, à la BDIC de Nanterre ou à l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam.
J’ai choisi de ne parler dans cet essai que des choses qui m’intéressaient, ce n’est pas une biographie. Ce sont donc certains aspects de Serge qui font écho aujourd’hui chez moi et peut-être chez d’autres personnes : par exemple, son rapport au pouvoir, à l’écriture, à l’amour...

Stéphane : Comment as-tu construit ton livre ?

Jean-Luc Sahagian : Ce livre ne suit pas un ordre chronologique, c’est plutôt une errance dans une vie et à travers cette vie, dans le xxe siècle. Par exemple, dans le premier chapitre intitulé « L’Homme lisse », je pars d’une photo de Serge datant de 1919 lorsqu’il vient d’arriver en Russie. J’ai mis ce portrait en regard avec d’autres descriptions, cette fois littéraires. De cet ensemble est ressortie l’image d’un homme dissimulant souvent ses sentiments. J’essaie de montrer en quoi cet homme est emblématique du siècle, emblématique du milieu bolchevik fondé sur une certaine duplicité, un refus de montrer ses sentiments. Comme s’il était sans failles, failles qui se révèleront plus tard.
Mon livre est un genre de puzzle aux pièces qui ne s’ajustent pas obligatoirement de manière parfaite, ce n’est pas une image définitive de Serge. C’était quelqu’un agité de courants contradictoires. Il s’est engagé pleinement dans son époque et a porté ainsi un certain nombre de saloperies. Il n’était pas d’un seul bloc : certains le présentent comme un résistant antitotalitaire, d’autres comme un révolutionnaire, d’autres encore comme un renégat à la cause libertaire... comme s’ils voulaient en faire une statue.
Mon livre développe donc un point de vue subjectif sur cet homme, sur ce que ça renvoie en moi aujourd’hui.

Stéphane : Tu as choisi de parler assez longuement de la jeunesse de Serge dans le milieu anarchiste individualiste... pourquoi ?

Jean-Luc Sahagian : Parce qu’à mon sens c’est un moment de sa vie qui est important, qui va le travailler jusqu’à la fin même s’il choisit de mettre cette période en sourdine, un peu comme si c’était des erreurs de jeunesse.
Sa formation intellectuelle n’en fait pas un bolchevik comme les autres. D’ailleurs, lors de l’enterrement de Kropotkine, c’est le seul bolchevik à être accepté par les anarchistes, il était encore vu comme un camarade, peut-être à tort.
J’essaie de montrer une évolution beaucoup plus heurtée que ce que Serge a voulu raconter. Son passage de l’anarchisme au bolchévisme ne s’est peut-être pas fait aussi simplement que ce qu’il écrit, en tout cas pas de manière continue, harmonieuse. Peut-être que sa manière de parler de l’anarchisme individualiste et de sa fréquentation des membres de la bande à Bonnot révèlent un échec d’une certaine manière dérisoire au regard de son engagement dans la révolution russe. Alors que l’échec de celle-ci est grandiose ! Pour lui, son engagement bolchevik, c’est l’histoire, alors que sa fréquentation des hommes perdus de la bande à Bonnot, c’est juste un fait divers.

Stéphane : Tu parles beaucoup du rapport de Serge à l’écriture, cela te semble essentiel ?

Jean-Luc Sahagian : Ce qu’il y a d’étonnant chez Serge, c’est le fait qu’il mette constamment sa vie en scène dans des livres : ses romans ou ses mémoires. Il vit plein d’événements cruciaux du siècle, en n’hésitant pas à se mettre dedans, à se mettre en danger, que ce soit avec les anars, avec les bolcheviks, avec Trotsky plus tard. Il n’est pas un simple témoin, un simple spectateur. Il est aussi, presque parallèlement, un écrivain de cette vie. Il met en scène les événements qu’il traverse, il les réécrit, les réorganise et les réagence. Il en occulte une partie aussi. C’est d’abord un propagandiste et un idéologue, qui se transforme en écrivain. Il y a toujours chez lui cette hésitation entre la vérité et le mensonge.

Stéphane : Dans cet homme double, il y a aussi ce rapport au pouvoir et à sa critique...

Jean-Luc Sahagian : Je voulais tenter de comprendre les moments de sa vie où il est traversé par ces deux ressorts contradictoires: par exemple le moment où il vient en Russie et où il va directement participer au pouvoir en prenant sa carte au Parti et en se mettant au service de la propagande. À ce moment, il est happé par le pouvoir, mais il faut dire aussi qu’il se laisse happer, on pourrait ajouter qu’il le sait et même qu’il vient dans cette disposition d’esprit.
Au moment de Cronstadt, la question se pose de nouveau : car on voit ce que le pouvoir d’État signifie concrètement (la répression féroce des marins et révolutionnaires du port de Cronstadt par l’État bolchevik), il va s’éloigner quelque temps du pouvoir et aller vivre en communauté avec quelques autres amis dans la campagne russe : dans ce moment de doute, il préconise même un communisme des associations, revenant ainsi vers les idées libertaires. Sans doute songe-t-il à abandonner un temps le pouvoir. Mais tout de suite après l’échec de cette tentative communautaire et parce qu’il lui est impossible d’être en dehors des événements, il renoue avec le pouvoir et va en Allemagne au service du Komintern.
De même pendant la guerre d’Espagne, alors qu’il est exilé en Belgique, il regrette que les anarchistes, qui sont puissants au début de la révolution et de la guerre civile, n’aient pas pris la totalité du pouvoir. Il pense que les anars sont inconséquents et regrette aussi que le Poum, le seul parti qui soit, selon lui, héritier des bolcheviks de 1917, ne soit pas plus puissant. Il n’a pas tiré vraiment les leçons de la transformation si rapide des bolcheviks en maîtres absolus et impitoyables.

Stéphane : On peut dire aujourd’hui que le XXe siècle a été complètement pourri par cette question du pouvoir et de l’État : totalitaires (staliniens et nazis) ou démocratiques, qui deviennent super puissants, qui s’immiscent dans toute la société. Cela entraîne la quasi-impossibilité de poser la question de l’État, de sa critique, comme s’il n’y avait qu’une seule voie possible. Les premiers à avoir réussi une révolution ont finalement choisi le même type d’organisation que leurs ennemis. La face du monde aurait pu être différente si d’autres choix avaient été faits par les bolcheviks ou s’ils n’avaient pas éliminé tous les autres. Cela a ensuite produit la même logique dans les bouleversements sociaux suivants du XXe siècle et Serge a aussi, malheureusement, participé à la construction de ce sinistre modèle.

Stéphane : En quatrième de couverture, tu es présenté comme participant à une bibliothèque libertaire dans les Cévennes. Depuis quand existe-t-elle, comment fonctionne-t-elle, c’est quoi une bibliothèque libertaire tout simplement ?

Jean-Luc Sahagian : Cette bibliothèque existe depuis trois ans, elle se trouve à Saint-Jean-du-Gard au 152, Grand’Rue. Elle fonctionne sur le principe de la gratuité (sans droit d’inscription) et sans subvention. Les événements qui y sont organisés (discussions, débats, projections, lectures, repas) sont aussi gratuits et collectifs. Ce lieu est ouvert à tous et on peut venir y partager des textes, des questionnements, des émotions, une tisane, un verre de vodka... Je crois même que des histoires d’amour ont pu commencer dans cette bibliothèque ! On peut y trouver aussi bien de la BD, de la poésie et de la littérature que des livres et des brochures portant sur la question sociale. Ce fonds est alimenté par les dons de nombreux éditeurs, libertaires et autres (ainsi que par nos bibliothèques personnelles). Il y a trois permanences par semaine et des événements publics hebdomadaires. Enfin, de temps à autre, paraît Le Bulletin des compagnons de nulle part, recueil de textes et d’impressions sur un thème particulier. Le numéro douze, paru en avril, évoque le voyage. Ce bulletin peut être trouvé gratuitement à la bibliothèque.

Entretien effectué par Stef@, groupe Vannes-Lorient de la Fédération anarchiste



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gp

le 23 août 2011
Beau boulot, Jean-luc.