64e Festival de Cannes : palmes, iguane et autres choses

mis en ligne le 9 juin 2011

Cannes est la plus grande foire commerciale du cinéma mondial, qui s’installe pendant onze jours dans une ville moyenne et multiplie le nombre de ses habitants et les prix de ses denrées, récoltant la manne du plus prestigieux des festivals de cinéma.

Le business concerne non seulement les films vendus et achetés, souvent sur scénario, mais aussi les tractations autour des films de renom. Ainsi le film mythique de Terrence Malick L’Arbre de vie (The Tree of Life), attendu depuis plusieurs années, n’aurait été obtenu qu’à condition de programmer également un autre film du même distributeur. C’est comme cela que La Source des femmes de Radu Mihaileanu – une grève d’amour dans un village anonyme du Maghreb pour obtenir l’adduction d’eau –, s’est retrouvé en compétition : la société Europacorp de Luc Besson distribuait L’Arbre de vie et imposa La Source des femmes.

Le film de Terrence Malick est considéré comme un grand film pour certains et un soap opera kitsch pour d’autres. Sur fond de grande épopée universelle filmée avec une esthétique digne du National Geographic, on assiste à l’histoire d’une famille. Le père (Brad Pitt) tient ses trois fils sous sa férule, tandis que sa femme essaie d’arrondir les angles mais ne parvient pas à protéger ses enfants. Sean Penn, censé être le fils aîné, est réduit à un rôle de figuration. Allergiques aux évocations mystico-planétaires, s’abstenir ! Même si ce grand réalisateur trouve étrangement encore ses images les plus convaincantes pour évoquer la solitude de son personnage dans le monde déshumanisé des gratte-ciel d’acier et de verre.

Domination américaine ?

Robert De Niro, président du jury, a surtout récompensé le cinéma américain : Palme d’or à Terrence Malick ; prix d’interprétation féminine à Kirsten Dunst pour sa performance dans Melancholia de Lars von Trier, luimême hors course après ses déclarations inavouables et persona non grata au Festival. Tandis que Tilda Swinton, l’extraordinaire interprète de We need to talk about Kevin (Nous devons parler de Kevin) était oubliée. Ce qui donne à penser que la famille dudit Kevin, un garçon pervers qui provoque sa mère et commet l’irréparable, a représenté un choc violent et inavouable, à l’aune des valeurs familiales traditionnelles.

L’attribution du Prix de la mise en scène à Drive (film américain du Danois Nicolas Winding Refn, tourné à L.A.) qui raconte la mort d’un conducteur exceptionnel, reste très discutable, alors que Nanni Moretti ou Aki Kaurismäki l’auraient tout autant mérité.

De la même façon, on peut s’interroger sur le fait qu’un maître du suspense avec un sens exceptionnel du plan tel que Nuri Bilge Ceylan ait à partager le Grand Prix du jury. Il était une fois en Anatolie est à l’opposé du cinéma des frères Dardenne, dont Le Gamin au vélo n’apporte rien de nouveau.

Magie passée et pouvoir du présent

The Artist – prix d’interprétation masculine pour Jean Dujardin et troisième film qu’il tourne avec Michel Hazanavicius – est un divertissement exquis. L’histoire d’une star déchue et d’une étoile montante, d’un serviteur fidèle et d’un chien adorable, qui sauve la vie de son maître, évoque Chaplin et le passage du cinéma muet au parlant, avec les mélos des années trente… Dujardin grimace trop, mais son « with pleasure » à la fin, alors qu’il est resté muet tout le long du film, est parfait.

Sean Penn aurait largement mérité cette récompense du meilleur acteur pour son interprétation magistrale d’un ancien rocker cheyenne dans le film de Paolo Sorrentino, This must be the place. Le timbre de sa voix reste gravé dans nos mémoires comme la rengaine d’un bon tube. Ce film amorce en plus une saine réflexion sur le non-conformisme, sur la responsabilité des artistes et sur les modes de résistance au pouvoir.

Même à Cannes, on résistait à l’emprise du Festival : manifestations des sans-papiers, travailleurs au festival, projections gratuites dans le cadre de «Visions sociales », plus de vingt films, au château de la Napoule, événement organisé par les comités d’entreprise des cheminots et des électriciens et gaziers de France. Les films primés des sections parallèles y étaient projetés. Comme simple cinéphile, il était possible de voir les films gratuitement à la Bocca après accréditation et en faisant la queue. (À noter que les accrédités presse font aussi la queue pendant une bonne heure sans aucune garantie de voir le film.)

Pater, La Conquête et autres films

Les films sur le pouvoir en place faisaient la part belle aux acteurs : ainsi Alain Cavalier, dans son film Pater, s’adresse en tant que « président » avec circonspection à son «Premier ministre », Vincent Lindon. Dans ce film élaboré ensemble, ils se disputent le pouvoir et discutent abus et transmission. Seule leçon à tirer de ce film imaginaire : ceux qui sont au pouvoir mangent des truffes et autres délices… Pourtant, le film de Cavalier restait le meilleur de ces portraits des puissants de ce monde : Xavier Durringer, dans La Conquête, montre un homme qui gagne le pouvoir et perd sa femme. Les tics du personnage de Sarkozy sont imités à la perfection par Denis Podalydès.

Pierre Schoeller, L’Exercice de l’État, trace un portrait au vitriol des arcanes du pouvoir.

Sans oublier Rithy Panh, Duch, le maître des forges de l’enfer, frère numéro quatre des khmers rouges, filmé dans sa cellule. Ce film pose des questions sans donner de réponses, Rithy Panh désirant continuer à filmer mais craignant l’interdiction.

Surtout, les cinéastes iraniens, Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof, assignés à résidence et condamnés à vingt ans de silence, ont bravé l’interdit et ont fait parvenir des oeuvres splendides à Cannes. Leurs films, montrés en l’absence de leurs auteurs, apportaient la preuve de leur courage et de leur talent : Jafar Panahi filme, dans son appartement, son quotidien d’homme surveillé interdit de sortie et menacé de toutes parts. Il garde l’iguane de sa fille et réfléchit sur le cinéma et ce qu’il peut dire, même dans cette situation extrême. Son assistant, Rasoulof, a réalisé Au revoir, un film sur une avocate interdite de plaider et qui veut quitter l’Iran. « Mieux vaut se sentir étranger à l’étranger que dans son propre pays », dit-elle à son mari qui ne veut pas partir. Tous les deux seront arrêtés.

Même le Polisse de Maïwenn entre dans cette catégorie des films-réflexion sur les limites du pouvoir. Le film secoue pas mal de certitudes. Et si une brigade de mineurs essayait vraiment de protéger les enfants ? De quel pouvoir policier s’agit-il, s’il y a toujours un supérieur qui protège un suspect haut placé, si les voitures de service ne sont pas disponibles lorsqu’il faut mener une opération contre les proxénètes et la prostitution d’enfants ? Maïwenn mène son film à un rythme effréné. Coécrit avec Emmanuelle Bercot, elle y révèle les qualités d’acteur de Joey Starr qui, dans le film comme dans la vie, assure la réalisatrice, ne peut voir un gamin pleurer sans voler à son secours et ferait volontiers la peau d’un père qui abuse de sa petite fille.

Mais il y avait aussi de la joie dans ce festival de Cannes…

La Fée, coécrit et interprété par trois auteurs : Dominique Abel, Fiona Gordon, Bruno Romy (Iceberg, Rumba) ouvrait la ronde des films où le rire est au rendez-vous. Le gardien d’un hôtel minable accueille une femme en pyjama. C’est « la fée », échappée d’un asile, qui exaucera ses voeux : un scooter et de l’essence à vie et à volonté. Pour le troisième voeu, on attend toujours. La Fée a été tournée au Havre où des Africains cherchent à partir en Angleterre. Ils sont installés sur la plage en attendant que la promenade nocturne et aquatique de nos amoureux leur procure des habits neufs. La grande tradition du burlesque (Keaton, Tati) est ici revisitée. Ce sont des athlètes du gag qui travaillent leurs numéros comme autant de performances, moteurs du récit : sans truquages, camoufler une femme enceinte sous un imperméable que porte l’homme qui l’enlève et s’enfuit avec elle sur un scooter !

Deuxième merveille : Le Havre, film du finlandais Aki Kaurismäki. Première séquence : Les chaussures des gens qui vont au travail sont filmées en gros plan. Tout le monde porte des baskets. Et puis on voit que ce sont les cireurs qui regardent les souliers avec consternation. André Wilms, Évelyne Didi, Kati Outinen et d’autres disent des paroles de tous les jours et habitent les anciens quartiers ouvriers de la ville du Havre. La boulangère, l’épicier et la tenancière de bistrot forment une communauté témoin d’une qualité de vie disparue. Ils ravivent la solidarité ouvrière, créent du lien social, mieux, des complicités qui résistent aux lois sur l’immigration et arrivent à faire partir un jeune Africain vers l’Angleterre où sa mère est installée depuis des années. Le cinéma de Kaurismäki est toujours fait de manière artisanale, il se sert de sa vieille caméra des années soixante-dix, sa palette de couleurs est fondamentale. Il cadre au cordeau et fait rire de bon coeur, alors que la tragédie menace. Tout se termine bien, même le commissaire (Jean-Pierre Darroussin) donne un coup de main, il en a marre d’être détesté, donc il défie sa hiérarchie.

On peut rire de choses graves, mais pas avec n’importe qui, semble dire Moretti qui s’attaque à la puissance du Vatican et à la personne du pape dans le film le plus intelligent de la compétition. Nous avons ri et assisté à des matchs entre cardinaux, nous avons entendu le pape (Michel Piccoli) pousser un cri de bête traquée et refuser son ministère, car comment peut-on montrer la voie à l’humanité quand on est perdu soi-même ? Habemus papam est une leçon d’humilité et de vérité : Nanni Moretti réalise là son chefd’oeuvre. Il atteint le degré de détachement nécessaire pour dire quelque chose d’implacable sur la société italienne, le pouvoir du Vatican et le non-sens de la papauté.

Et puis il y a ce Festival de Cannes où la Tunisie et l’Égypte ne proposent que des oeuvres mineures, mais où la jeune cinéaste Leila Kilani sauve l’honneur de ce monde arabe en révolte en transmettant l’esprit de l’insoumission incarné par Badia, jeune fille, ouvrière «crevette » dans Sur la planche (Quinzaine) : « Je ne vole pas, je me rembourse. Je ne cambriole pas, je récupère. Je ne trafique pas, je commerce. Je ne me prostitue pas, je m’invite. Je ne mens pas, je sais déjà ce que je serai, je suis juste en avance sur la vérité : la mienne.»

Badia (Soufia Issami) a la rage au ventre. Quand elle a une pause dans l’usine où elle épluche des crevettes dix heures par jour, donc un moment pour se poser ou fumer une cigarette, elle ne tient pas en place. Elle essaie plusieurs fois de prendre d’assaut un mur vertical. Elle s’élance, alors que ce mur est infranchissable. Badia va toujours s’attaquer à plus fort qu’elle. Dommage que Badia ne puisse rencontrer Joey Starr, utiliser sa douche et faire partir cette odeur de crevette. Ainsi se met-on à rêver de rencontres. Preuve s’il en est que le cinéma peut transformer le monde, au moins pendant 90 minutes.