L’ami Georges

mis en ligne le 1 mars 1956

Cela me gêne de parler de lui. On a comme une pudeur à parler de ses copains. Les copains, on voudrait les garder pour soi dans une boîte, dans son cœur. Bien sûr, celui-là est trop gros pour tenir dans une boîte, il en déborde, il éclate. Il est à tout le monde. Restriction : il est à qui il se donne. Sollicité pour les galas de flics et de Légion d’honneur, il met la guitare sur son dos et tourne celui-ci. On n’a jamais vu Brassens à la Kermesse aux Étoiles, cette foire aux putains. Son petit pavillon noir personnel armé d’une marguerite a gardé pure sa nuit d’été. Il y faut, lorsqu’on évolue dans le milieu du music-hall, un certain mérite, une certaine qualité humaine.
Brassens exerce librement son métier. Dignement, n’en déplaise à un jeune homme qui m’écrivait au Canard enchaîné pour me dire que « mon pote Brassens était comme les autres et se laisser photographier pour Ciné monde ». Ce genre de reproches laisse froid. Tout ce qui n’est pas publicité provoquée par tous les moyens est inhérent à l’état d’homme public. Comment qualifier cet homme public s’il refuse un autographe ? D’imbécile, n’est-ce pas ? À vrai dire, on en veut à Brassens de gagner sa vie et de se balader autrement qu’en sandales. On ne souligne pas par contre le fait qu’il n’a pas créé de club Georges-Brassens comme l’ont fait à leur nom ses confrères qui y entretiennent des hystéries propices à leur gloire. On veut ignorer qu’il n’habite pas au Ritz ou dans une villa à piscine et bidet à siège éjectable. J’empêche qu’on salisse ce garçon parce qu’il est mon ami et surtout notre ami. Quand Brassens chante deux ou trois fois par jour devant les deux mille spectateurs de l’Olympia « Mort aux lois, vive l’anarchie », j’ai l’impression qu’il ne fait pas simple œuvre d’amuseur. Tant pis si je me trompe.
Je sais bien, moi, que Brassens m’a fait sentir plusieurs fois ce petit quelque chose qui se situe au-dessus du talent et dont je ne veux pas prononcer le nom de crainte de passer pour un flagorneur. Ce nom, France-soir l’a pourtant récemment prononcé. Il est par contre vrai que ces journaux à pantoufles déclarent que le gorille est devenu nounours et a rongé ses griffes. Mais tout le monde n’est pas le folliculaire Maurice Ciantar qui, pornographe dans le privé, crie au charron parce que Georges lâche le mot con dans sa chanson : Marinette. Maurice Ciantar, dont Jeanson me disait : « Toutes les fois qu’on prononce le mot con, il prend ça pour lui. » Le monde bourgeois adore se rassurer très vite, trop vite de préférence. Le gorille est toujours debout, n’en déplaise à la couvée de singes.
Brassens a ces temps-ci enregistré quelques chansons en espagnol. Il me plaît d’imaginer une poignée de jeunes gens de Madrid ou de Barcelone écoutant clandestinement un disque leur parlant de Mauvaise réputation et de Pauvre Martin. Car Brassens est un haut-parleur, une voix mise à l’index. Jamais on n’interdira nulle part André Claveau ou Line Renaud, inoffensifs suppositoires pour oreilles.
J’ai vu cent, deux cents fois Brassens sur scène. J’ai toujours ressenti à son entrée le petit choc de ce qu’on appelle « la présence ». Les raisons d’une telle « présence » sont simples: Brassens est en vie. Ce n’est pas un pantin, un bonhomme en carton qui s’installe au micro, c’est un être vivant, un vivant avec ses amours, ses mépris, ses souvenirs, ses regrets, ses malices. Et le public estime d’instinct ce qui vit, ce qui n’a pas appris à faire le beau. Je parlais un jour avec Brassens des admiratrices d’Untel qui se jetaient sous sa voiture et le mettaient à poil pour se partager les lambeaux de son costume. Je demandais à Georges pourquoi la foule ne se jetait pas ainsi sur lui. Il me répondit : « Ça ne lui vient pas à l’idée. Elle me respecte. » Elle n’avait jamais vu cet homme faire le trottoir sur scène. A une espèce de patron de cabaret qui entendait le faire chanter devant une poignée de poivrots, Brassens rétorqua en prenant la porte : « Je suis un poète, pas un saltimbanque. » Cette réputation de dignité l’a suivi. Brassens ne ramasse pas les bravos.
Je craignais pour lui, début 1953, alors qu’il n’était que la vedette des Trois-Baudets. J’écrivais : « Pourvu que les petits cochons ne le mangent pas en route. » Aujourd’hui, ces cochons sont encore à naître. Merci, Georges, à bientôt au Moulin.

René Fallet