En marge du conflit de Polytechnique : nos « élites »…

mis en ligne le 8 décembre 1977
La classe de mathématiques spéciales - la Taupe - prépare au concours d’entrée à l'école Polytechnique - l'X - d'où sortiront les grands commis de l'Etat, les technocrates, les ingénieurs « en chefs » : les anciens élèves de l'X, unis par une étroite solidarité de caste, constituent une élite dans l'élite, une véritable maffia : nul, parmi la foule béate d'admiration, ne mettrait en doute leur science, leur compétence qui les ont conduits au sommet de la hiérarchie.
Le bulletin des professeurs de mathématiques spéciales (novembre 77) vient de publier un article qui, s'il sortait de la plume d'un quelconque farfelu, susciterait l'indignation de tous les bons esprits qui crieraient au scandale, voire au sacrilège. Mais l'auteur de l'article n'est pas n'importe qui : Laurent Schwartz, mathématicien éminent, professeur à l'école Polytechnique, parle de ce qu'il connaît bien, et, s'il démolit certaines légendes et viole certains tabous, il ne le fait qu'après mûre réflexion et en pesant tous les termes de son réquisitoire.
M. Schwartz rappelle la finalité de l'école Polytechnique qui est de « former des cadres scientifiques et techniques de très haut niveau, en majeure partie des ingénieurs » et signale que cette finalité est détournée.
« Après leurs deux années à l'école Polytechnique et deux années d'école d'application, les élèves vont dans les grands corps de l'Etat ou dans les entreprises publiques ou privées, presque toujours dans des postes administratifs, où ils n'auront plus jamais à utiliser la moindre science. Tout l'enseignement scientifique que nous donnons est donc complètement inutile. Les élèves le savent, et comme, après tout, le travail n'est jamais chose facile, une bonne proportion d'entre eux s'en désintéressent complètement et sortent de l'école sans aucune compétence. »
De la bonne discipline de travail apprise en Taupe, « il ne restera plus rien plus tard... Il n'est alors pas étonnant que la France manque de scientifiques et d'ingénieurs et que son dynamisme industriel soit bien moindre que celui des États-Unis, de l'Angleterre ou du Japon. »
Le concours d'entrée à l'X, après deux ou trois ans de préparation suivant le baccalauréat, est une compétition sans merci qui nécessite un travail acharné et où la résistance physique est au moins aussi importante que les qualités intellectuelles. Les professeurs des classes préparatoires dont des classes préparatoires sont « tentés de dépeindre à leurs élèves la Taupe comme une dure période à passer, à la suite de laquelle, notamment à l'X, viendra un paradis de détente et d'avantages facilement conquis. » Tel un cycliste qui, après avoir péniblement gravi les lacets d'un col, arrive au sommet avec l'espoir de jouir, durant la descente, des faciles délices de la « roue libres » !
On conçoit qu'enseigner les sciences à l'école Polytechnique n'offre pas au professeur de grandes satisfactions. « L'ensemble des enseignants de l'école Polytechnique est très amer de voir le grand nombre d'élèves qui, en entrant à l'école, ne s'intéressent plus aux sciences. Nous donnons des cours devant des auditoires largement désengagés... nous savons que nous participons à un immense gaspillage intellectuel et financier. »
Élites bien grandes, vouées à l'admiration naïve du troupeau imbécile, Laurent Schwartz vous dépouille de vos oripeaux menteurs et vous montre tels que vous êtes : des ânes chargés de reliques ! Eh ! oui, le dur c'est d'entrer à l'X ; on en sort toujours ! et le titre d'ancien élève assure une rente perpétuelle qui s'accroît à chaque échelon de la hiérarchie. Que reste-t-il de tout ce qu'on a appris de 18 à 21 ans ? Rien, si ce n'est le souvenir de la dure bataille du concours dont on décrit les péripéties à ses petits-enfants, tel un ancien combattant radoteur qui parle de ses campagnes.
Laurent Schwartz nous montre que les élites ne sont pas ce qu'un vain peuple pense et ne brillent en général ni par la science, ni par la compétence. Mais ce ne sont pas les individus qu'il faut incriminer, mais le système éducatif, cette impitoyable et artificielle sélection par concours qui conduit à une détente chez l'heureux lauréat, à l'oubli de ce qu'il a entassé dans son cerveau et au désir de profiter, en paix et sans grandes responsabilités, d'un « titre » durement acquis. C'est tout le système des grandes écoles et de leurs concours d'entrée que Laurent Schwartz met en question et par là c'est tout le projet éducatif de notre société qui est mis en accusation. Depuis longtemps, les anarchistes avaient dénoncé la formation des prétendues élites et Laurent Schwartz nous apporte un appui inattendu. Que ce soit un professeur éminent de l'école Polytechnique qui commence à ébranler les idoles, voilà qui ne doit pas nous étonner, car « c'est dans le temple que furent forgés les marteaux qui détruisirent le temple ».

Jean Barrué