Le culte de Gandhi

mis en ligne le 1 juin 1961
Rien de plus émouvant, rien de plus généreux dans sa simplicité même, mais rien de plus dangereux aussi, que le culte rendu à Gandhi, par les foules de pèlerins de l’Inde entière.
Il faut l’avoir vu, avoir assisté à ces manifestations, avoir conversé avec ses admirateurs, pour comprendre tout ce qu’un peuple vénère en ce saint homme, qu’il appelle son sauveur, le mahatma, à qui ils doivent ce qu’ils sont aujourd’hui… peut-être.
J’ai pu, au cours de mon périple en Inde, juger de visu. En voici mes impressions.
C’est, à première vue, une déification fantastique, portée au paroxysme. Partout en Inde, des statues en pied ou en buste, en bronze, en cuivre ou en plâtre, dans les jardins et les demeures, aux étalages des boutiques ou des marchands de souvenirs. Dans les restaurants, les cafés, les magasins, comme aux ambassades, aux chancelleries, dans les halls des agences de voyage, dans les gares, les lieux officiels et administratifs, partout, des portraits, des images, des chromos… Quant aux idées ! Il est certes plus difficile de les découvrir.
Non pas que Gandhi ne compte de nombreux disciples, mais ils ne sont pas assez nombreux à suivre son enseignement, pour les millions de misérables qui peuplent l’Inde si malheureuse. Il y en a trop qui s’abritent sous le parapluie d’un soi-disant idéal, pour mieux satisfaire leurs ambitions politiques. Hélas, ce n’est pas nouveau. N’avons-nous pas vu, dans l’histoire, nombre de génies, d’hommes de bien, dont on a usurpé l’exemple de pensée pour la plier aux impératifs douteux, voire opposés ?
Je crains fort que pour Gandhi, on soit déjà entré dans cette phase superficielle, vide et orgueilleuse qui dénature l’homme et son idéal.
Ne vous imaginez pas que je ne puisse saisir le bon usage que l’on peut faire, en exaltant à travers sa personne, les idées qu’ils a pu développer durant sa vie. Sans doute, mais il ne faut point défier l’individu jusqu’à l’indécence !
Peut-être est-ce là la manie des peuples, de n’avoir point de commune mesure. Alors, il appartient aux disciples et à tous ceux qui éprouvent pour l’homme et ses idées quelque vénération, d’éviter la propagation d’un tel culte de la personne, au détriment toujours certain de la valorisation des idées et des écrits.
Je voudrais fixer ici l’anecdote que nous raconta le président indou du Xe Congrès du W.R.I. en Inde.
Il était question du Dr. Kumarapa. Accouru à son lit de mort, le Pandit Nehru recueillait les dernières paroles du savant économiste ; et pour mieux les fixer, Nehru tentait de les inscrire. Kumarapa reprit le papier et le crayon et dit à Nehru : « Laisse donc tout cela, puisque tu ne feras quand même rien de ce que je déciderais et aimerais que l’on fasse après ma mort ». Paroles de sage…
Sans doute, attaché à l’hindouisme , Gandhi en accepte jusqu’au culte des idoles. Cependant, comme il l’écrivit dans « Jeune Inde », le 15 septembre 1931, « nulle idole n’a jamais fait naître en soi aucun sentiment de vénération ».
Il croit, toutefois, que le culte des idoles est un besoin de la nature humaine. Il considère ces idoles comme une « invitation au culte », mais jamais, dit-il, il ne faut voir en elles une image de Dieu.
Tout cela est-il bien dans l’esprit de Gandhi, homme simple, s’il en fut, sans ambition ni orgueil ? Je m’étonne, non sans raison, du silence religieux de ses disciples devant ce spectaculaire mémorial qu’on lui élève.
Il y a pire encore : lors de leur visite en Inde, la reine Elisabeth II d’Angleterre et le duc d’Edimbourg, s’en allèrent à Rajghat, près de New Delhi, au mausolée où a été inhumé Gandhi. Par faveur spéciale, ces visiteurs de marque purent chausser des sandales pour gagner la tombe, concession refusée au commun des mortels dont je suis !
Le journal travailliste Daily Miror reproche, d’autre part, avec véhémence, au prince d’avoir tiré le tigre, « non pas face à face, en prenant des risques virils, mais en l’abattant à l’affût, du haut d’une plateforme bien abritée ».
Mais tout cela n’a pas empêché une foule de près de deux millions, de venir applaudir à Delhi les visiteurs royaux, dont les aïeux avaient cependant exploité l’Inde d’une façon scandaleuse. Comprenne qui pourra !
Il reste encore tout à faire. Comme l’exprimait le R. P. Pire, Prix Nobel de la Paix, plaidant la cause des pays sous-développés qu’il venait de visiter, « tout reste à faire pour poursuivre l’œuvre de Gandhi, cet admirable "père des peuples" dont on parle trop et que l’on n’imite pas assez ».
J’ai tout lieu de penser que c’est là exprimer une vérité profonde. Il y a lieu de la méditer et d’agir en conséquence.
Oui, parlons de Gandhi, exposons ses idées, attelons-nous aux réalisations qu’il initiait, tâchons de faire rayonner tout cela autour de nous, mais restons vrais et gardons cette sérénité d’esprit qui aidera à mieux faire comprendre et sa vie et son idéal.

Hem Day