Un monde sans Leprest

mis en ligne le 15 septembre 2011
Je me doutais qu’un jour il allait falloir vivre dans un monde sans Leprest. Dans un monde sans air, ni chanson. Aussi extravaguant que cela puisse paraître, ce monde est advenu. Plus d’amour, plus de guitariste, une solitude, seule en piste. C’est peu dire qu’à la suite de son départ suicidé ne reste qu’un gouffre, un abîme. Elles vont continuer de voler les sympathiques ritournelles, les chansons sans le sou, sans le souffle, où trouverons-nous les mots qui restent, ceux-là qui, en deux mots, s’entêtent ?
Leprest ? Connais pas. J’ai entendu vingt fois dans la bouche de gens sincères cette formule, ces derniers jours. Lui qui plaisantait d’être « le plus connu des chanteurs inconnus », ne serait pas étonné de cette non-gloire post-mortem. Et puis, comme de son vivant il mit un soin particulier à refouler le succès, à le tenir à distance tel un chien dérangé, il serait surprenant qu’il s’en préoccupe désormais. « Quand je serais mort, juste un bouquet rouge, des chansons et des gens qui bougent », chantait Allain, avec deux « L ».
Peu porté par les foules, et peu porté sur elles, Leprest était un homme de rencontres. Les yeux dans les yeux, là, on parle. On boit un coup ? Ce coco-là serrait la main à l’anar quand on se croisait, se marrait en m’embrassant les joues : fraternité, copains. S’il avait le sang rouge, accroché au folklore Thorez et fête de l’Huma, il n’était pas de ceux qui kholkozent l’espoir. Je l’aimais, aussi, pour ça : la fulgurance avec laquelle il avait su saisir qu’on était, lui et moi, allongé sur le même versant de la même barricade. On a pourtant passé ensemble pas beaucoup de temps, quoi, quatre ou cinq soirées, nuits ? C’est peu, c’était il y a longtemps. Seulement, il vous faut savoir ceci : on apprenait bien davantage en passant quelques heures en compagnie d’Allain Leprest, qu’en la fréquentation multi-décennale d’abrutis.
« Ni dieu, ni maître, ni contremaître ! », aimait-il à me balancer de façon régulière. Depuis ce foutu quinze août et l’assomption athée d’Allain (« assomption piège à cons ! », aurait-il sûrement rigolé), nous n’avons plus que ses chansons, sa retraite, sa franginette, ou son café d’Omaha Beach. De ces chansons qui permettent de ne pas tout à fait étouffer dans un monde sans air. Lui s’en fiche, de savoir à quel point il manque, comme il fait nuit, déjà, sur un monde sans Leprest.
Et je l’entends d’ici gueuler « oh l’anar, eh oh, hein… Ça suffit bien maintenant, tu vas pas te mettre à chialer ! ». C’est pas l’envie qui manque, Allain.