Anarcho-féminisme : de la non-mixité comme espace de liberté

mis en ligne le 16 avril 1992
Les luttes féministes ne furent pas seulement l’histoire d’un conflit ou d’une incompréhension entre les femmes et les hommes. Elles furent cela, mais elles furent surtout, et continuent d’être, l’expression d’une oppression sexuelle et sexuée, oppression masculine en l’occurrence, instaurée en patriarcat et sur laquelle se sont appuyés tous les systèmes économiques et socio-politiques.
L’exclusion des femmes de la vie politique et syndicale perdure au début de l’industrialisation des pays occidentaux, alors même que la classe ouvrière commence à s’émanciper. L’histoire du mouvement syndical n’est pas celle des travailleuses. L’histoire des travailleuses est celle d’un mouvement ambigu avec le monde syndical, entre rejet et accueil… à la base. Au-delà de quelques figures emblématiques et utilisées comme telles par les hommes, qui sont aussi souvent des historiens, il n’y a pas ou peu de femmes lors de la réunion de la Première Internationale des travailleurs dont les deux héros deviendront ensuite, tout le monde le sait, Marx et Bakounine. Proudhon, lui-même, n’échappe pas aux « habitudes » socio-culturelles du moment et sa « clairvoyance » oublie ou renie le rôle politique des femmes, qu’il cantonne au foyer.
Ainsi donc, notre histoire est celle des hommes ou n’est pas… N’aurions-nous pas d’autres choix ? Mais où est donc passée la parole des femmes, si elle a existé ? J’appelle Louise à notre secours, Emma, et aussi Rosa et Clara… 1 Oui, vous êtes là un peu, toujours, comme les exceptions qui confirmeraient cette règle : la mémoire, donc l’histoire, est masculine. Comme le gouvernement, comme l’Etat, le flic, le prêtre, le soldat, le membre du parti ou du syndicat, comme le secrétaire général… Tous ceux pour qui notre opinion politique ne vaudra d’être comptabilisée dans le jeu électoral qu’après 1945. Bien sûr compagnons, je crie avec vous : « Élections, piège à cons ! », mais tout de même, pendant plus d’un siècle, les femmes n’eurent pas le droit de se poser la question… Leur pouvoir, elles n’eurent aucun choix de le déléguer ou pas. C’est l’une parmi tant d’autres de nos différences. Les raisons pour lesquelles les femmes se retrouveraient davantage dans la « mixité » anarchiste ne sont pas si claires. Pourquoi ?
Pour les femmes anarchistes, comme pour les autres, la nécessité est apparue de se réapproprier une mémoire et une histoire différentes. Car la Fédération anarchiste n’est pas cette organisation idéale dont les principes de base immuniseraient à jamais ses membres de la maladie (sans doute marxiste-léniniste) du machisme. Les militantes et les militants de la FA ne viennent pas d’une autre planète ? Elles et ils ont tous subi, avec plus ou moins de révolte, l’empreinte insidieuse ou violente du patriarcat, et la FA est composée de femmes et d’hommes avec des degrés de conscience différents et des « intérêts » de luttes différents. Si des femmes anarchistes éprouvent le besoin de se réunir entre-elles, c’est que ni elles ni eux ni moi ne sommes vraiment affranchis de cette oppression patriarcale. Remarquons, en passant, que les réunions non-mixtes existent chez les libertaires italiens et allemands, entre autres.
Chez les anarchistes, comme ce fut le cas historiquement ailleurs, dans les organisations syndicales et politiques, la prise de conscience de l’oppression patriarcale nécessite des moments de rupture même provisoires avec l’organisation choisie, sous forme pour les femmes de réunions non mixtes.
Il ne s’agit pas d’exclure qui que ce soit. Il ne s’agit pas non plus d’interdire mais au contraire d’ouvrir un espace-temps spécifique pour que s’exprime une aliénation spécifique. Nous n’en faisons pas un principe, nous en revendiquons la liberté.
La retransmission de ce qui est élaboré là n’en est que plus efficace et les rapports avec les hommes ensuite beaucoup plus clairs. Il ne s’agit pas non plus de se réunir contre nos compagnons, que nous retrouvons par ailleurs dans d’autres luttes. Il s’agit d’appliquer aussi le fédéralisme pour les femmes, afin de libérer tout le monde, femmes et hommes, du sexisme.

Yolaine Guignat



1. Il s’agit bien entendu de Louise Michel, Emma Goldman, Rosa Luxembourg et Clara Zetkin.