L'esthétique et les anarchistes

mis en ligne le 1 décembre 2011
Le dernier des grands théoriciens de l’anarchisme à s’être exprimé sur l’esthétique est aussi sans doute celui qui y était le plus sensible. Dès son enfance en effet, Pierre Kropotkine (1842-1921) note que l’art est le libre exercice de dons innés, exercice que l’éducation prive petit à petit de sa spontanéité. Encore adolescent, possédant déjà une conscience politique décisive, il écrit que l’art représente le pressentiment d’un monde d’aventures et de découvertes, mais aussi l’évasion hors des contraintes sociales qui emprisonnent le monde actuel. Parvenu à l’âge adulte, homme, intellectuel et citoyen engagé, il nous dit que l’art – ou l’imaginaire – doit être la base d’un mouvement de révolte contre l’oppression. On ne s’étonnera donc pas qu’il soit devenu le premier penseur révolutionnaire à poser en termes modernes la question de l’engagement de l’artiste. Mais aussi probablement le seul qui ait compris la nécessité pour cet engagement d’être fondé sur la réciprocité consciente des apports, entre le militant d’une part et l’artiste d’autre part.
Au militant l’artiste apporte sa propre légitimation de la cause, à l’artiste le militant promet que la révolution permettra de surmonter les difficultés de vivre et de créer. C’est tout le sens de l’appel que Kropotkine lance aux artistes de son temps : « Vous, poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, si vous avez compris votre vraie mission et les intérêts de l’art lui-même, venez donc mettre votre plume, votre pinceau, votre burin au service de la révolution. »
Pour autant, rien ne doit pour lui limiter l’évolution de l’artiste comme de l’art. Il se pose donc légitimement la question de savoir si les chemins de la création ne vont pas être affectés par l’engagement de l’artiste, et si ces mêmes chemins peuvent rester libres de toute contrainte extérieure. Ne risquent-ils pas, au contraire, de se subordonner aux lois d’une société nouvelle fière de ses conquêtes et, par voie de conséquence, intolérante ? C’est ce questionnement fondamental qui fait la supériorité de Kropotkine sur Engels et Marx : née, un demi-siècle après leurs décès, de leurs théories sur l’aliénation de l’homme et de l’artiste, l’esthétique marxiste se fera le gardien zélé de la tradition réaliste. Pire, pour y parvenir, elle écrasera dans le sang la création artistique, au prétendu bénéfice de la création sociale. Un déterminisme intransigeant qui sera la cause de la stérilité de l’art « socialiste ». Michel Bakounine (1814-1876) attendra lui d’être arrivé aux portes de la mort pour définir, en une seule phrase, sa relation intime à l’esthétique : « Tout passera, et le monde périra, mais la IXe Symphonie survivra. » Le grand théoricien du socialisme libertaire, résolument hostile à toute récupération de la création artistique par une cause quelconque, aussi noble soit-elle, n’a en effet consacré aucune étude spécifique à l’art. On ne peut que le regretter, à lire la puissance poétique de son « culte » de l’inconnu et de Dionysos.
Pour Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), l’art n’est qu’une discipline parmi d’autres, qui se doit de consacrer toutes ses forces à l’avènement d’une société meilleure, au sommet de laquelle il place la justice sociale. Une éthique incontournable qui subordonne malheureusement l’art à la morale, et exige de lui qu’il participe à une évolution très subjective de l’humanité. En ce sens, Proudhon est plus proche de Marx… que de Kropotkine.
Georges Sorel (1847-1922) construira avec son collaborateur Édouard Berth des ponts reliant Marx à Proudhon. Du premier ils retiennent certains principes du matérialisme dialectique, au second ils empruntent sa sensibilité antiautoritaire. Mais leur approche sociologique les limitera dans leurs tentatives de réussir la synthèse des deux.
Pour Fernand Pelloutier (1867-1901), l’art n’est rien moins qu’une arme, dont la tâche première est de « faire des révoltés ». Il invite vigoureusement les artistes à s’engager. Mais il se dira tout aussi vigoureusement opposé à un esprit partisan en matière d’art, revendiquant qu’aucune esthétique particulière ne soit imposée à ses collaborateurs du manifeste Pro domo et de la revue L’Art social. Pourtant, les articles publiés dans les premiers numéros de cette revue politico-culturelle sont frappés du sceau d’une communauté de tendances fâcheusement monolithique. Tout de même trouve-t-il des accents « kropotkiniens » pour s’adresser aux artistes : « Écrivains, exprimez à toute heure votre colère contre les iniquités. Peintres, ranimez de votre talent et de votre cœur le souvenir des grandes révoltes. Poètes et musiciens, lancez les strophes vibrantes qui éveilleront dans l’âme des humbles l’impatience de leur servage ! »
Plus près de nous, un Jean Dubuffet (1901-1985) se revendiquera à la fois artiste et théoricien anarchiste, mais la finalité petite-bourgeoise de son engagement lui vaudra d’être assassiné d’un ironique « La société de consommation s’accommode beaucoup mieux de Gauguin à Tahiti que de Courbet place Vendôme » par son ami Michel Ragon, compagnon de route des anarchistes.
Finalement, celui qui, après Kropotkine, s’est approché au plus près d’une définition anarchiste de l’esthétique, est peut-être Albert Camus (1913-1960) qui nous disait, dans son Discours de Stockholm : « Celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. »

Jean, groupe Artracaille de la Fédération anarchiste