L’Île aux anarchistes

mis en ligne le 15 décembre 2011
À la fin du XIXe siècle, les confins de l’île de Ré, si paisibles à l’année, se transforment chaque été en foyer anarchiste. Le Café du commerce d’Ars-en-Ré devient le temps de quelques semaines le repaire de ces contestataires qui se présentent sous les traits de personnalités locales ou d’artistes et d’intellectuels en villégiature. Parmi eux, Élisée Reclus, William Barbotin ou encore Jules Perrier.
« Nous sommes révolutionnaires parce que nous voulons la justice et que partout nous voyons l’injustice régner autour de nous. C’est en sens inverse du travail que sont distribués les produits du travail… Le sac d’écus, voilà le maître, et celui qui le possède tient en son pouvoir la destinée des autres hommes. Tout cela nous paraît infâme et nous voulons le changer » écrit en 1889 Élisée Reclus alors en vacances à Ars-en-Ré dans un article destiné à La Revue internationale. Élisée Reclus (1830-1905) n’est pas seulement un géographe unanimement reconnu. Cet ancien communard de 1871 est aussi une importante figure intellectuelle du mouvement anarchiste français et c’est tout naturellement autour de sa personnalité que va se réunir le petit monde des anarchistes rhétais.
Comment Ars-en-Ré devient-il le centre d’une île de révolutionnaires ? Tout d’abord par l’entremise de deux Arsais de naissance, William Barbotin et Jules Périer. De passage à Genève, William Barbotin s’éprend de la fille adoptive d’Élisée Reclus. Il l’épouse à la mode libertaire sur les bords du lac Léman et fait siennes par la même occasion les idées anarchistes de son beau-père. Quant à Jules Périer, né à Ars en 1837, il tient un magasin à Paris lorsqu’éclate la Commune en 1871. Il y prend une part active avant de s’échapper en Suisse, devenue une terre d’asile pour de nombreux communards. Le 10 juillet 1880, l’Assemblée nationale vote la grâce de tous les condamnés de la Commune. Les communards exilés peuvent maintenant revenir en France.
Jules Périer et William Barbotin invitent leurs amis à découvrir la beauté naturelle de leur île natale et s’organisent pour passer leurs vacances ensemble. Parmi ces invités, il y a de nombreuses amitiés idéologiques. William Barbotin et son beau-père, Élisée Reclus, reçoivent par exemple des anarchistes notoires comme Félix Pyat, journaliste, auteur dramatique et homme politique français, ou bien encore Édouard Vaillant, dirigeant du Parti socialiste révolutionnaire, tous les deux anciens élus au Conseil de la Commune de Paris.
Ce rassemblement d’anarchistes et d’anciens communards ne se fait pas sans une étroite et secrète surveillance de la part de la Préfecture qui garde un œil attentif sur la ville d’Ars-en-Ré. Ces anarchistes sont avant tout des intellectuels et ces hommes sont moins à redouter que la diffusion et le développement de leurs idées au sein de la population rhétaise.
Néanmoins, la sûreté nationale est très vigilante à une époque où les attentats anarchistes se multiplient à Paris. Ravachol a fait exploser les domiciles de deux juristes parisiens et une caserne en 1892. En décembre 1893, Auguste Vaillant lance une bombe chargée de clous sur les députés puis en février 1894 Émile Henry fait exploser une marmite au café Terminus. Le point d’orgue est atteint lorsque le président de la République Sadi Carnot est assassiné par un anarchiste italien à Lyon en 1894.
La commune d’Ars et ses hôtes font donc l’objet d’une attentive surveillance des services de la sécurité nationale. L’étude du beau-frère de Jules Périer, Louis Lucas, huissier à Ars, subit une perquisition en règle et le rapport de police fait de l’huissier un portrait peu flatteur : « D’intelligence très médiocre… ayant des habitudes d’intempérance. » Le rapport du commissaire spécial du 26 février 1894 au Préfet fait état « des renseignements recueillis auprès de personnes les plus honorables de la commune d’Ars-en-Ré, qu’à partir du 12 janvier 1894, jour de la livraison à la famille Barbotin de treize colis expédiés le 22 décembre 1893 de Sèvres-Saint-Cloud par Élisée Reclus, qu’une certaine inquiétude s’est manifestée dans la commune d’Ars où l’on disait en pleine rue que c’était de la dynamite qui venait d’arriver dans le pays mais il n’y a pas eu de panique ainsi que plusieurs personnes l’ont déclaré… L’inquiétude a été d’autant plus grande que les habitants d’Ars-en-Ré sont en général très méfiants de leur naturel et qu’ils vivent dans un milieu de travailleurs honnêtes et paisibles ; ils justifient cette crainte par les faits suivants. Il y a deux ans environ, M. Élisée Reclus, dans le but de faire des adeptes à Ars-en-Ré, a fait distribuer à presque tous les habitants une brochure anarchiste. L’année dernière, pendant son séjour dans l’île, il a fait une conférence sur l’anarchie, mais sans succès. »
Le peintre William Barbotin, qui, de par son origine rhétaise a des attaches avec la population locale est lui aussi étroitement surveillé. Il entretient des contacts réguliers avec les marins du secteur et la contagion idéologique est suspectée. Cette population liée aux anarchistes se retrouve ainsi, elle aussi, fichée dans les rapports de sûreté. Parmi les individus qui ont des relations journalières avec Barbotin se trouvent un chaud partisan d’Élisée Reclus, cité comme dangereux, un, journalier qui a reçu comme cadeau de Reclus un lit complet, un marin, ami intime de Barbotin, un ivrogne très exalté et d’autres marins, en tout 7 individus nommés de la commune d’Ars-en-Ré.
Les autorités policières restent en éveil jusqu’au début du XXe siècle. Cependant l’activisme est moins présent depuis que de nouvelles lois de 1893 et 1894, appelées « lois scélérates » par les anarchistes, condamnent toute personne, tout journal, usant de la propagande anarchiste.

Christophe Bertaud