Made in France

mis en ligne le 15 mars 2012
1664JhanoAprès avoir favorisé les délocalisations en distribuant généreusement l’argent public au patronat afin de lui permettre d’installer sa production bien loin, là où la main-d’œuvre docile et abondante se contente de si peu, nos élites claironnent à tout va qu’il faut désormais réindustrialiser la France. Voici des paroles pétries de bonnes intentions qui ne coûtent guère plus que les courants d’air où se perdent les promesses électorales. Mais, au fait, que veut-on produire ? Dans quel but ? Dans quelles conditions ? Et surtout dans quel système économique ?
Comme tous les cinq ans, voici revenue la saison du grand rabattage électoral, et chacun se met à taper sur tout et n’importe quoi. Il est actuellement de bon ton de fustiger ces malheureux « petits Chinois » qui, n’ayant aucune morale, triment durant des heures et des heures, sans même aller pisser, ou si peu, dans des conditions que les mineurs de Germinal ne leur auraient pas enviées. De jour comme de nuit, entassés dans des ateliers où flottent les douces vapeurs des solvants et autres créations de l’industrie chimique, ils suent sang et eau pour des salaires défiant toute concurrence. En plus, ils maîtrisent les ficelles du commerce et nous refourguent leurs produits manufacturés, pas chers certes, mais bien assez tout de même, entraînant ainsi la fermeture de nos entreprises et la mise au chômage de millions d’ouvrières et d’ouvriers. Alors on se lamente devant les grilles des usines menacées ou désaffectées, on regrette la disparition de ces hauts lieux d’épanouissement de l’individu où l’on peut apprendre à loisir l’obéissance et la soumission et plus rarement, hélas, l’entraide et la solidarité. Devant tant d’injustice, nos valeureux candidats à l’élection présidentielle ne peuvent plus se contenir. Alors, d’indignation en colère mesurée, chacun y va de son « Cocorico », « Il faut produire en France », « Achetons français », « Du made in France sinon rien ! ». Quelle audace, que de vacarme et de bons sentiments dégoulinants. Mais que signifie ce réveil patriotique teinté d’un brin de nostalgie du bon vieux temps du plein emploi, lorsque les ateliers grouillaient de main-d’œuvre et que, soi-disant, tout allait si bien dans le pays ?
Si cette réindustrialisation doit assurer la production des biens nécessaires permettant réellement de satisfaire nos besoins sans nous abrutir, tout en améliorant les conditions de vie de chacun, alors tout irait pour le mieux. Mais, si on doit rouvrir des usines dans le but d’inonder le marché de gadgets inutiles et de babioles aussi moches que superflues, dont la finalité n’est que d’assurer l’enrichissement d’une minorité, tout en comblant le vide existentiel de la majorité conditionnée par la société de consommation et ses diktats, alors ce n’est franchement pas la peine de ressortir le bleu de travail du placard. Autant laisser le temps accomplir son œuvre d’obsolescence et les mites finir leur repas !
Pire encore, ces ateliers pourraient également servir à la fabrication d’armes de toute nature : l’industrie militaire étant une tradition bien française, un savoir-faire mondialement reconnu, presque un domaine de prédilection. Ces armes iraient sans doute alimenter en quincaillerie mortifère les milices des belligérants des conflits actuels et à venir, ou encore équiper les armées pléthoriques de quelques dictateurs sanguinaires anciens ou futurs amis des droits de l’Homme. Tout aussi inquiétant et pourtant concevable en période de crise, un candidat plein d’aplomb serait capable sans grimacer de relancer l’extraction du minerai d’uranium dans nos vertes campagnes. En effet, s’il faut pour produire de la richesse et assurer sa pitance au quidam désœuvré, extraire le poison des entrailles de la Terre au risque de contaminer les sols cultivables et l’eau des rivières, autant le faire ici plutôt qu’en Afrique où les populations autochtones ne remercient même pas le grand pays civilisé qui leur apporte pourtant progrès, prospérité et radioactivité quasi éternelle. Mais ce ne sont là que des suppositions enfantées par mon esprit malveillant de contestataire chronique, rassurez-vous, le cynisme des décideurs ne pourrait atteindre de tels sommets, ou alors ce serait à désespérer des urnes !
Mais après tout, si le retour de la production industrielle sous nos latitudes redevient envisageable c’est peut-être dû à la dégradation progressive des conditions de travail qui rapproche inexorablement notre système économique du triomphant modèle asiatique. Le prolétariat français a tellement été remodelé à grands coups de flexibilité, de cadences infernales imposées et de pressions psychologiques sous la menace permanente de plans sociaux que les groupes financiers peuvent désormais espérer réaliser ici les profits qu’ils ne pouvaient jusqu’alors atteindre qu’en délocalisant dans les pays émergents. De plus, en limitant progressivement le droit de grève, en grignotant le code du travail, en pénalisant les actions syndicales et surtout en fichant méthodiquement les citoyens, l’État a instauré une certaine stabilité sociale indispensable à la bonne marche des affaires. La machine à broyer du réfractaire serait donc la seule à ne jamais tomber en panne. En effet, le gouvernement et le patronat veillent à son bon fonctionnement par la promulgation régulière de lois et décrets toujours plus insidieux et répressifs. Un tel contexte attire inévitablement les investisseurs et autres spéculateurs aux grossiers appétits.
Toutes ces usines renaissantes seraient évidemment gérées par des professionnels de l’industrie et de la finance, en un mot des « killers ». Des personnages sans scrupules certes, mais redoutablement efficaces lorsqu’il s’agit de créer de la richesse et surtout de se l’accaparer. Même si certains candidats osent dénoncer les injustices du système et les inégalités sociales, c’est pour mieux faire avaler aux pantins électeurs les pilules énormes et amères que sont « la moralisation du capitalisme, la taxation des transactions financières, le capitalisme à visage humain ou encore le capitalisme participatif ». Et ainsi font font font les petites marionnettes, trois petits tours et puis s’en vont dans un paradis fiscal avec ton pognon et le mien, cela va de soi. Allez ! On glisse son bulletin et on applaudit bien fort le triomphe de Guignol et surtout on retrousse ses manches pour aller trimer dans les bagnes made in France !
Dans tout cela, l’ouvrier demeure l’éternel dindon de la farce qui, après s’être défoulé dans l’isoloir, rentre chez lui en baissant la tête. Son seul espoir d’émancipation réside dans l’ambition de devenir un jour, après bien des sacrifices et des bassesses, un honnête chef d’atelier qui rejette sur ses collègues la pression et les brimades que lui font subir ses supérieurs en lui imposant des rendements et des délais intenables, avec la menace constante d’une sanction si les objectifs ne sont pas atteints. Si par hasard un politicien s’adresse à la classe ouvrière, c’est souvent sous la forme d’un discours infantilisant et toujours dans l’espoir de dompter la classe laborieuse afin de lui enfiler plus facilement le harnais et la muselière. Ainsi nul n’envisage de confier la gestion et l’organisation du travail aux ouvriers. Eux-mêmes n’osent le réclamer, tant on leur a rabâché qu’ils n’en étaient pas capables. Le mot « autogestion » écorcherait sans doute les gencives de tous ces beaux parleurs, que les écarts de langage et de comportement ne rebutent pourtant pas.
C’est donc sans démagogie aucune mais avec beaucoup d’espoir que je conclue en citant ces paroles, datées mais pleines de bon sens et toujours de saison, tirées de la chanson Le triomphe de l’anarchie de Charles d’Avray :

« Empare-toi maintenant de l’usine
Du capital, deviens le fossoyeur
Ta vie vaut mieux que d’être une machine
Tout est à tous, rien n’est à l’exploiteur
Sans préjugé, suis les lois de nature
Et ne produis que par nécessité
Travail facile ou besogne très dure
N’ont de valeur qu’en leur utilité. »


Stéphane, groupe Le Cri du peuple de la Fédération anarchiste