Présence d’Adrien Dax

mis en ligne le 29 mars 2012
Adrien Dax (1913-1979) est l’auteur de deux « billets surréalistes » notables parus il y a soixante ans dans Le Libertaire, et le moment n’est plus trop éloigné de marquer le centenaire de sa naissance. Mais des titres plus conséquents encore justifient que soit évoquée ici sa personnalité, à l’occasion de la parution de ses Écrits scrupuleusement recueillis par Guy Flandre et Oscar Borillo et élégamment édités par Marc Tomsin à son enseigne de la Rue des Cascades. On peut y voir l’exemple (non reproductible sauf à retrouver les « conditions de température et de pression » des époques noires qu’il a traversées) d’un parcours qui se voulut toujours ascendant, animé par la dialectique du désir et de l’insatisfaction, le faisant passer de l’enthousiasme le plus inventif au doute le plus ravageur.
Quand il prit contact avec les surréalistes parisiens réunis autour d’André Breton, c’était à la faveur de séances de formation professionnelle dans la capitale lui permettant de devenir « ingénieur des travaux ruraux » (principalement adductions d’eau et électrification des campagnes, sans « soviets » évidemment). Et ce ne fut pas un mince renfort que celui de Dax, alors au milieu de la trentaine : sa stature grand format, comme il n’est pas rare chez les Toulousains, et son expérience historique et intellectuelle, manquant à nombre de ses nouveaux amis souvent plus jeunes de 15 ans, le rendaient d’emblée impressionnant. Seul enfant d’une famille pauvre, son père vite mort des séquelles de la Grande Guerre, il avait dû trouver rapidement du travail dans les industries graphiques, non sans fréquenter de longues années les cours du soir des Beaux-Arts, se liant alors avec des étudiants de toute spécialité.
On ignore encore (et c’est l’un des objets de la recherche que mène actuellement Raphaël Neuville, toulousain lui aussi, dont on lira un texte p. 11-12 de ce volume d’Écrits) quand et comment Dax, après un passage aux Jeunesses socialistes, arriva aux Jeunesses communistes jusqu’à en devenir le secrétaire régional, au moment où s’intensifiaient les purges staliniennes qui le virent rapidement exclu lui-même. Ce que furent ensuite ses activités, oppositionnelles certainement, les archives en livreront peut-être quelques pans. On sait seulement qu’il renonça à rejoindre les combattants de l’Espagne révolutionnaire parce que sa mère n’avait d’autre soutien que lui, et que la guerre, puis la défaite le firent se débarrasser de documents politiques susceptibles de le mettre en danger. Prisonnier, il fut envoyé dans un stalag de Poméranie, et libéré au bout de deux ans grâce à son statut de brancardier non combattant.
Si l’activisme politique ne le requit plus aussi instamment quand il eut rejoint les surréalistes, sa signature avec eux au bas de la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie (dite « Manifeste des 121 », 5 septembre 1960) marquait la même détermination que ses engagements de jeunesse, puisqu’il y risqua notamment son gagne-pain de fonctionnaire. Nul doute que le mot d’insoumission n’ait été l’un de ses favoris. On le voit apparaître en creux dans le premier de ses textes pour Le Libertaire (23 novembre 1951), « Art soumis art engagé », soulignant l’absence de différence entre le premier, académique et bourgeois, et le second, alors durablement dominé par le « réalisme socialiste » stalinien, labellisé « révolutionnaire » et procédant d’une soumission non moins pesante. « Interrogations sur une crise du sensible » (18 avril 1952), le second de ces textes du Libertaire à retrouver dans ce volume d’Écrits, pointait l’envahissement des esprits par la propagande scientifico-technicienne de ces débuts de l’ère du gadget et de la robotique. Il n’est pas sûr que ces prudentes « interrogations » aient trouvé beaucoup d’échos dans les débuts parfois euphoriques des « Trente glorieuses ». Soixante ans plus tard, elles apparaissent plus nettement prémonitoires et prophétiques.
Dax insoumis de l’art ? La formule ne lui aurait plu qu’à moitié, tant il en a récusé inlassablement le dernier terme, pour lui préférer soit celui d’expression (mot qu’il n’admettait pas toujours), soit celui de création de « prétextes visuels » offerts à « l’aventure mentale » comme autant d’« aide-imagination ». Mais peindre, dessiner, concevoir des objets, voilà ce qui a dominé largement plus de la dernière moitié de sa vie, formant ce qu’il faut bien appeler une « œuvre », faute de meilleur qualificatif, car elle offre des constantes très reconnaissables au travers des renouvellements incessants auxquels il la soumettait, par insoumission là encore. Après sa mort, diverses expositions ont cherché à montrer tout ou partie de cet éventail, la dernière en date paraissant être celle qu’a présentée à Marseille la librairie Le Lièvre de Mars en novembre 2010.
Une fois « l’art » et les « artistes » aux oubliettes, demeure l’insoumission dont Dax sut rappeler et préciser le principe essentiel, pour le domaine plastique comme en poésie, dans le premier texte qu’il ait livré à une publication surréaliste, « Perspective automatique » (1950). Son extraordinaire sûreté de ton et de jugement en fait aujourd’hui encore un document important, justifiant à lui seul l’édition de ces Écrits. Certes, un groupe d’étudiants toulousains, Massat, Bonnafé, Marcenac principalement, passés peu après à un stalinisme sans retour, avait initié Dax au surréalisme une quinzaine d’années auparavant, mais c’est en autodidacte qu’il s’en était ensuite assimilé les grands axes et thèmes, et telle serait désormais toujours sa manière d’intervenir, d’écrire, de dessiner, de peindre et de juger. On le vérifiera en lisant la suite de ce volume, impossible à résumer ici.
Exigence, lucidité, modestie et force d’émotion ne le caractérisent pas moins quand il entreprend de préciser les écueils de l’automatisme graphique ou pictural, qu’il aura exploré plus qu’aucun de ses amis de l’époque. Frottages, grattages, fumages, découpages, décalcomanies, taches ou coulures à interpréter, autant de procédés où la matière prend le pas sur l’artiste ou le fait disparaître, mais avec le risque, précisément, de soumission au procédé, à la répétition, voire ensuite à l’esthétique. Tout comme Breton parlant maintes fois de « l’infortune continue » de l’écriture automatique vue « d’un certain angle », Dax n’hésitait pas à reconnaître « une longue suite d’échecs » dans la mise en œuvre de ces procédés « mécaniques ». Mais il attendait de leurs résultats répandus à flot à la fois un grand « nettoyage des écuries » artistiques et l’entretien permanent d’une « certaine irritation de l’esprit » propice à la découverte ou à l’invention.
« Imagination n’est pas don mais par excellence objet de conquête. » Ces Écrits feront également saisir comment Dax fit sienne la maxime de Breton, poussant les explorations dans les domaines les plus divers, l’art gaulois, la peinture contemporaine, les arts populaires ou extra-européens, l’histoire du catharisme, etc. Encore est-il juste de préciser qu’écrire sur ces sujets ne faisait pas partie de ses habitudes, orientées plutôt à guetter les hasards des rues, des brocantes et des bouquinistes, ou les surprises de ses expérimentations picturales et graphiques dans sa pièce-atelier. « Impressions de reliefs », « affiches interprétées », « images transformées », calligraphies, lettrines, dessins d’objets vus en rêve, etc., témoignent à la fois de l’insatisfaction permanente que se connaissait Dax, y voyant même un des principaux ressorts de sa constante recherche de nouveauté, et de l’extraordinaire dextérité qu’il avait acquise dans les figures les plus variées.
Très affecté par la mort de Breton en 1966, Dax se ralliait trois ans plus tard à la minorité (et non la « majorité », comme écrivent inexactement les préfaciers) des surréalistes parisiens décidés à en finir avec cette étiquette. Lui-même craignait que le mouvement ne puisse plus échapper au rabâchage, à la pose stérile ou à la parodie du surréalisme d’autrefois, faute d’un renouveau théorique suffisant auquel il avait tenté de contribuer par deux textes, « Espace de l’événement » et « Essai de reconstitution d’un trajet visuel associatif » qui ne le satisfaisaient pas pleinement. À ceux qui s’étonnaient de sa position, il expliquait, à la manière de l’enfant qui joue ou du peintre recouvrant son tableau inabouti : « On efface tout et on recommence. » Il y a lieu, ici, de se féliciter que tout n’ait pas été effacé du surréalisme et de ce représentant éminent qu’en fut Dax, et qu’il se soit même trouvé un éditeur à la hauteur, et même au diapason libertaire et insoumis, de ses Écrits.

Gilles Bounoure